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mardi 31 mars 2020

BENSON, Robert Hugh (1871-1914) LE MAITRE DE LA TERRE


LE MAITRE DE LA TERRE est l’un de ces livres que je lis et relis pour encore le lire et le relire. Au moins une fois par an. Roman d’anticipation, on rit un peu lors de la description des avions et des trains pour le reste c’est un livre écrit pour notre temps. Tout y est.Tout. c'est à dire notre quotidien. Notre civilisation et ses errances.

Si j'ai repris Le Maitre de la Terre aujourd'hui c'est d'abord comme en écho de cette présence si forte et si présente de Jésus-Hostie dans cet ostensoir brandit à bout de bras par le Saint-Père bénissant le monde face à une place Saint-Pierre vide et pourtant si vibrante de toutes nos intentions...

Et c'est ensuite en découvrant cette information sur le Blog de mon amie Jeanne Smits : Gordon Brown, ancien Premier ministre travailliste du Royaume-Uni, envoyé spécial de l’ONU, vient de le dire de manière encore plus crue, puisqu’il appelle de ses vœux un « exécutif provisoire » au niveau mondial…


Extrait de la préface : L'intuition de Benson est qu'on irait vers une négation de Dieu à travers la construction d'une société objectivement sans Dieu. Or, afin que cette société se construise, il faut diviniser la tentative qu'on est en train de réaliser, comme aux temps de la construction de la tour de Babel; il faut absolutiser le projet et on doit diviniser ceux qui réalisent ce projet et comme la logique de l'unité est une logique strictement humaine, il faut absolutiser celui qui est effectivement en train de guider cette opération.



Le Maître de la terre. La crise des derniers temps (The lord of the world). Roman. Robert-Hugh Benson ; trad. de l'anglais... par T. de Wyzewa. Paris : P. Téqui, 1994, 18 cm., VII-418 p. : couv. ill. en coul.
« J'ai l'idée d'un livre si vaste que je n'ose y penser, écrit Hugh Benson en 1905. L'Antéchrist commence à m'obséder. Si jamais je l'écris, quel livre ce sera ! ». Un an plus tard, paraît Le Maître de la terre.
Véritable fresque de la fin des temps, ce récit contient la vision d'un monde totalitaire qui trouve l'unité dans la négation de la transcendance et dans la persécution des chrétiens.
Ce passionnant roman d'anticipation décrit une situation qui rejoint les antagonismes spirituels et idéologiques de notre monde contemporain ; prophétie de la venue de l'Antéchrist, il constitue une profonde réflexion sur les dérives actuelles de la pensée unique et de la paix sans Dieu.
L'auteur est né en 1871, au sein d'une famille anglicane (son père deviendra archevêque de Cantorbéry). Sa quête de la vérité le conduira à la conversion et à être ordonné prêtre dans l'Église catholique. Il meurt en 1914, au début d'une guerre qu'il pressentait déjà lorsqu'il rédigeait Le Maître de la terre.
« Le Maître de la terre est une de mes lectures préférées. » « En le lisant, vous comprendrez le drame de la colonisation idéologique. » (Pape François) « La lecture du Maître de la terre fut pour moi un fait de grande importance. » (Benoît XVI)
Résumé : À la fin du XXème siècle, les progrès du matérialisme et de la Franc-Maçonnerie ont réduit la religion chrétienne à une infime minorité en Europe, malgré sa survie en Irlande et dans la ville pontificale de Rome. Mais alors que l'on attendait l'ère de la Paix Universelle, l'Asie menace de déferler sur l'Europe. Au moment où la guerre semble inévitable, Julien Felsenburgh, un jeune américain inconnu, convainc soudainement l'Asie de faire la paix, gagnant ainsi une immense popularité mondiale. S'en suit l'instauration de la Paix Universelle et de la religion de l'Humanité, excluant comme criminelle toute spiritualité transcendante, et l'Église y subit sa dernière persécution.

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mardi 17 mars 2020

Marcel Pagnol. Le Temps des amours, chapitre 9 Les Pestiférés


Que lire au temps du covid 19 ? Que lire pour échapper à l’overdose des news, de fake-news et autre information confidentielle diffusée en un clic à des millions de lecteurs ? Reprendre ses classiques. Tout simplement.
S’offrir une heure en compagnie des plus belles de nos plumes est aussi vital en ces temps d’épidémie que l’heure quotidienne d’exercices physiques. Je vous propose de retrouver Pagnol.
Pagnol et sa langue… Pagnol et sa plume… Pagnol et sa truculence… Pagnol et son humour… Pagnol si merveilleusement français…

Marcel Pagnol
Le Temps des amours



Chapitre 9
Les Pestiférés

… Et voici l'histoire que M. Sylvain nous conta, assis sur une pierre rouge, en face de la Baume des pestiférés.
 - En 1720 comme vous le savez, la peste dévasta Marseille.
 - Je n'y étais pas, et je m'en félicite.
 - Nous vous en félicitons également, dis-je.
 - Et nous nous en félicitons nous-mêmes, dit Yves.
 - Mais les Marseillais, dit M. Sylvain, n'eurent pas à s'en féliciter. Après la mort du grand Louis XIV, le prince Philippe d'Orléans avait pris la régence du royaume. Il y avait de grandes intrigues à la cour. Mais la France et particulièrement la ville de Marseille, étaient en pleine prospérité. Les chroniqueurs du temps nous disent que tous ces négociants sont si puissamment riches que la Noblesse des villes voisines recherche leur alliance avec empressement. Leur principal commerce se fait aux ordres du Levant, c'est-à-dire dans la Syrie, la Palestine et l'île de Chypre, qui sont en Asie, d'où ils tirent, par la Méditerranée, des cotons, des laines, des peaux, des soyes et quantité d'autres marchandises ...
C'est pourquoi Marseille était riche ; tous ses habitants (sauf les fainéants et les galériens qui avaient là leur port d'attache) vivaient fort convenablement. Or, il y avait dans cette ville heureuse un tout petit quartier, encore plus heureux que les autres, et qui était vraiment un coin de Paradis. Le Vieux-Port, le Lacydon des Grecs, n'était rien d'autre qu'une baie minuscule, qui tenait la mer captive entre deux petites chaînes de collines, au bout d'un vallon peu profond. En s'éloignant de l'eau salée le fond de ce vallon remontait vers la chaîne de hauteurs qui encerclent la ville. A huit cents mètres du Lacydon, il y avait, à flanc de coteau, sur la droite, une éminence qui s'appela plus tard la colline Devilliers. Elle était vêtue de quelques broussailles dans le bas mais on voyait, contre le ciel au bout de la pente, une sorte de hameau soutenu par une haute muraille dominée par les frondaisons d'une rangée de platanes "umbrosa cacumena".
Il y avait là une placette rectangulaire entourée sur trois côtés de maisons, dont plusieurs rez-de-chaussée étaient occupés par des boutiques. Tout juste au milieu, sur une stèle moussue, un gros poisson de pierre dont la tête sortait d'un rocher lançait jour et nuit un jet d'eau limpide, qui retombait gracieusement dans une conque de grès. Une rue qui était en somme une route arrivait par la droite du côté de la place Saint-Michel, traversait la placette au ras des façades et en sortait par la gauche pour descendre jusqu'à la rue de la Madeleine. Ces maisons étaient habitées par des bourgeois assez riches à cause de la pureté de l'air et de la beauté du vaste paysage que l'on découvrait en ouvrant les fenêtres. De plus derrière les maisons il y avait de grands jardins qui étaient clos par un mur de pierre d'au moins trois mètres de haut et au fond de ces jardins des écuries assez grandes où logeaient un certain nombre de chevaux.
Comme il est naturel les habitants de ce petit quartier pointu formaient une espèce de communauté et quoiqu'ils fussent entourés de tous côtés par la ville ils vivaient à leur façon, un peu comme des villageois. Ils dépendaient des édiles de Marseille et n'avaient aucun statut particulier. Cependant, Maître Pancrace y régnait : c'était un personnage assez mystérieux, puisque personne ne savait d'où il venait. Mais c'était un médecin très estimé qui allait tous les jours en ville pour soigner les misères des grands bourgeois, et même de Monseigneur l'Évêque. Il avait soixante ans ; il était encore assez beau malgré ses rides et ses cheveux blancs, et, quoique petit, il avait grand air. Sa barbe très blanche et taillée en pointe était l'objet de tous ses soins, et comme il avait la main belle il la lissait élégamment, ce qui faisait scintiller le diamant de son annulaire, diamant d'un éclat bleuté et signe indiscutable d'une grande fortune, présente ou passée. Il était sans doute assez riche, ou tout au moins il avait dû l'être. Sa maison au centre même de la façade était la plus large de toutes quoiqu'il y vécu seul servi par deux domestiques : dame Aliettes qui était disait-on une savante cuisinière, et le vieux Guillous dont la mâchoire était tristement dégarnie sous une moustache grisonnante car il avait presque cinquante ans.
Les autres notables du quartier étaient Maître Passacaille, le notaire qui portait un grand nez frémissant entre deux favoris noirs (d'un noir grisâtre qui était dû à un peigne de plomb), Garin le Jeune, qui avait bien cinquante ans ; mais la longue survie de son père lui valait ce plaisant qualificatif. Il était très grand, les joues creusées par deux rides verticales, la moustache rare sous un nez plongeant, mais l'oeil vif, et les dents belles. Il y avait aussi Maître Combarnoux, le drapier, qui passait pour fort riche, car il fournissait les armées du roi. C'était un homme très grand, et la pleine force de l'âge faisait briller sa barbe dorée. Il était rude et parlait peu mais d'une voix forte et rauque, et toujours pour contredire. On ne l'aimait guère, parce qu'il ne donnait pas prise à l'amitié. Mais c'était un homme sobre et vertueux qui allait entendre la première messe chaque matin, suivi de sa femme, de ses trois garçons et de ses cinq filles.
Dans la maison qui faisait le coin de la place, au bout du parapet et qui surplombait le vide, habitait le Capitaine. C'était Marius Véran, qui avait traversé trente fois l'Océan pour vendre des nègres aux Amériques. Comme ses armateurs lui laissaient une part des profits, et que c'était lui qui faisait les comptes, il avait rapporté de ses courses plus de bel argent que n'en peut gagner un honnête homme. Il était généreux avec les filles de joie qu'il amenait quelquefois chez lui (après la tombée de la nuit) et lançait parfois, sur la placette une poignée de gros sous pour le plaisir de voir se battre les enfants... Il avait perdu, dans quelque maladie africaine, presque tous ses cheveux, mais la nudité de son crâne était égayée par une longue balafre en zigzag qui lui donnait un air martial.
A côté de ces notables, il y avait quelques petits commerçants, comme Romuald le boucher, gros et rouge comme il convient, mais presque stupide quand il n'avait pas un couteau à la main ; Arsènes le mercier-regrattier, qui était tout petit, et Félicien, le boulanger, dont les brioches cloutées d'amandes rôties étaient fameuses jusqu'au Vieux-Port. Malgré ses trente-cinq ans, il plaisait encore aux femmes, parce qu'il avait la peau très blanche, peut-être à cause de la farine ; et la poitrine velue de poils dorés. Il y avait aussi Pampette, le poissonnier ; Ribard, le menuisier boiteux ; Calixte, qui travaillait à l'arsenal des galères, et quelques autres, dont il sera parlé plus tard.
Naturellement, il y avait des femmes, des enfants, et des vieillards ; en tout, plus de cent personnes, qui vivaient en paix, car il n'est pas nécessaire de mentionner ici les ivresses du capitaine ni les querelles de ménage qui étaient d'ailleurs bien moins fréquentes qu'aujourd'hui.
Quand venait la belle saison, il y avait, sous les platanes feuillus, de grandes parties de jeu de quilles, enrichies de gesticulantes querelles. Cependant, sur le parapet qui dominait toute la ville et d'où l'on voyait briller la flaque du Lacydon, les notables étaient assis. Ils parlaient de politique ou de commerce et de navigation. De temps à autre, les vaincus du jeu de quilles, qui avaient perdu leur place dans le tournoi, venaient les écouter, assis par terre en demi-cercle, comme les spectateurs des théâtres antiques, pendant que les femmes remplissaient leurs cruches à la fontaine, au son des quilles entrechoquées. Maître Pancrace avait toujours réponse à tout, avec des vues originales, et pourtant raisonnables, sur tous les sujets : on voyait bien que cet homme connaissait le monde, et peut-être même Paris.
Un soir c'était au début du mois de juin, en l'année I720, quand les platanes finissent de faire leurs feuilles dont la grandeur est toujours proportionnée à la force du soleil, ce qui prouve que Dieu est l'ami des joueurs de quilles ; le capitaine vit le docteur remonter de la ville, dans la petite voiture que conduisait Guillou. Il alla au-devant de lui, et lui proposa de venir déguster sur le parapet une bouteille de vin muscat qu'il était sur le point de boire tout seul.
 - Je veux bien, dit Maître Pancrace. Je veux bien, car j'ai grand besoin de chasser des idées déplaisantes qui me mettent en souci.
  - Ma foi, dit le capitaine, la politique n'a pas tellement d'importance, et tout ce que l'on dit sur le Régent et sur une guerre possible, je m'en moque comme d'une guigne. Car si jamais les Anglais...
- Il ne s'agit pas des Anglais, ni de politique, dit Maître Pancrace.
Le capitaine remplit deux gobelets et demanda :
 - Auriez-vous des soucis personnels ?
 - Personnels et généraux, dit Maître Pancrace.
Il leva son verre, le regarda par transparence, et le but d'un trait. Cependant, d'autres compères, qui avaient vu la bouteille, s'avançaient, le gobelet à la main. Le capitaine éclata de rire, et courut chercher une autre bouteille, pendant que les arrivants saluaient le docteur.
 - Mes amis, dit-il quand il revint et tout en enfonçant le tire-bouchon, il va falloir boire trois coups de suite à la santé de Maître Pancrace, car notre ami a des soucis.
 - Et lesquels ? demanda le notaire.
 - Il s'agit plutôt d'une inquiétude dit le docteur, et peut-être injustifiée. Du moins je l'espère.
Il but un second verre de vin, pendant que le capitaine remplissait les gobelets. Puis, comme il vit que tous attendaient qu'il parlât, il reprit :
 - Mes amis, j'ai passé la journée aux Infirmeries du Port, en compagnie de M.Croizet, chirurgien - major de l'Hôpital des Galères, et de M. Bozon, un autre chirurgien de mérite, qui a fait plusieurs voyages au Levant, et qui connaît bien les maladies de ces pays, qui sont fort malsains. Les échevins nous avaient convoqués pour examiner les cadavres de trois portefaix des infirmeries, dont on craignait qu'ils ne fussent morts de la peste.
A ces mots, tous s'entre-regardèrent, et une grande inquiétude marqua les visages.
 - Et alors ? demanda Maître Passacaille.
 - Eh bien, mes confrères ont été formels ! Il ne s'agit pas de la peste, et ils l'ont
dit fort clairement dans leur rapport à Messieurs les échevins.
 - Mais vous, qu'en pensez-vous ? demanda le capitaine.
Maître Pancrace hésita, puis dit :
 - J'ai refusé de conclure. Certes, je n'affirme pas que ces malheureux sont morts de la peste. Mais j'ai vu certains bubons qui m'ont laissé quelques doutes... Il vit que ses amis s'écartaient un peu de lui, comme effrayés.
 - Rassurez-vous, leur dit-il. Pour examiner cette pourriture, nous avions quitté tous nos habits, et revêtu des blouses trempées dans un vinaigre si puissant que la peau m'en cuit encore. Et de plus, avant de partir, nous avons fait grande toilette médicale. D'ailleurs, c'est peut-être à tort que je m'inquiète, car depuis que j'ai bu ces deux verres de vin, il me semble que mes confrères ont eu raison.
 - Il y a tant de maladies qui nous viennent par les navires ! dit le capitaine. Je connais cent sortes de fièvres, et c'est toujours la même chose : une grande chaleur de la peau, des plaques rouges, des plaques noires, du pus, des vomissements, et on n'y comprend rien... Quand il en meurt beaucoup, on dit que c'est la peste, et ceux qui restent meurent de peur.
 - Surtout à Marseille ! dit le clerc, qui venait d'arriver. Il s'appelait Norbert Lacassagne, il avait trente ans et se croyait du Nord parce qu'il était de Valence. Il enseignait le solfège, la mélodie, la fugue et le contrepoint : les Marseillais n'étaient pas fous de musique, et c'est pourquoi le clerc avait les fesses petites. Mais il avait le coeur grand, et une jolie lumière dans les yeux.
 - Qu'est-ce que tu as encore à dire sur Marseille ? dit Garin le Jeune.
 - J'ai à dire, répondit le clerc, que je suis venu ici il y a cinq ans, et que depuis cinq ans j'ai entendu annoncer au moins trois fois par semaine que la peste venait d'éclater aux Infirmeries.
 - C'est assez vrai, dit Maître Passacaille. Mais il faut dire que nous avons de bonnes raisons de la craindre !
 - Les historiens, dit Maître Pancrace, ont relaté dix-neuf épidémies de peste dans cette ville. Trois ou quatre furent d'assez courte durée, mais chacune des autres dévasta la cité pendant plus d'une année, et la laissa presque déserte...
- Il en reste le souvenir dans les familles, dit le notaire... J'ai encore dans mon étude
un grand nombre de testaments qui furent rendus vains, car tous les héritiers étaient morts en même temps que le testateur...
 - Et moi, dit Garin le Jeune, ma famille aurait totalement disparu en l'année I649 si par bonheur l'un de mes ancêtres, qui était armurier dans un régiment du roi, ne se fût trouvé en Alsace au moment de l'épidémie. Onze Garin étaient morts de la contagion, et c'est de la seule souche de ce militaire exilé que la famille put repartir...
 - Je comprends, dit le clerc, que ces souvenirs soient un peu effrayants. Mais cependant, nous ne sommes plus à l'époque de l'ignorance, et les bateaux n'entrent plus dans les ports aussi librement qu'autrefois... Il y a des visites, des patentes nettes, des quarantaines...
 - Il est évident, dit Maître Pancrace, que nous sommes mieux protégés qu'autrefois, et que notre science a fait d'immenses progrès... Et il me semble tout à fait certain qu'en cas d'épidémie...
A ce moment s'éleva la voix rauque et puissante du marchand drapier, qui venait d'arriver.
 - En cas d'épidémie, dit-il, il est tout à fait certain que la volonté de Dieu sera faite, comme toujours, et que tous vos soins n'y changeront rien... Ce qui importe, c'est d'être prêt à partir, comme je le suis, car j'arrive de confesse... Il fit un large sourire satisfait. Puis il ajouta :
 - Est-ce vrai que l'on a des raisons de craindre la... maladie ?
 - Quelques soupçons seulement, dit Maître Pancrace.
 - Dieu reconnaîtra les siens ! dit solennellement Maître Combarnoux. Sur quoi, il tourna les talons et s'en alla vers sa maison.
 - Ma foi, dit le clerc, voilà un homme bien heureux d'avoir une foi si parfaite ! Il ne sourira peut-être pas autant quand son tour viendra de faire le saut !
 - Allons, dit Maître Pancrace, je me sens tout à fait ragaillardi, et je vous conseille, jusqu'à nouvel ordre, de n'y plus penser, car nos inquiétudes n'y changeraient rien...  Faites donc votre partie de quilles ; moi, je vais me plonger dans mes livres, à tout hasard...
Quelques jours se passèrent, sinon sans une vague inquiétude, mais sans angoisse. Les Marseillais oublient assez facilement les pires soucis. Quelques rumeurs de la ville montèrent cependant jusqu'à la placette : on disait que le chirurgien des Infirmeries, l'un de ceux-là mêmes qui avaient nié le danger, était mort de la peste, avec toute sa famille : mais comme il s'agissait de rapports de bouche à oreille, entre gens qui n'avaient rien vu par eux-mêmes, on n'y crut pas entièrement, d'autant moins que chaque soir, lorsque rentrait Maître Pancrace, à tous ceux qui accouraient aux nouvelles, le docteur répondait :
 - Rien de certain pour le moment. Soyez tranquilles : si la contagion se déclare, je serai le premier à vous en avertir. Mais il paraissait toujours soucieux et les hommes ne jouaient plus aux quilles.
Ce fut le 10 juillet dans l'après-midi que Maître Pancrace rentra de bonne heure, au galop du petit cheval. Seul le capitaine, sur le parapet, fumait pensivement son brûle-gueule.
 - Capitaine, dit Maître Pancrace, réunissez tous les hommes chez moi, le plus tôt possible, J'ai une grave nouvelle à leur annoncer. Tâchez de ne pas leur parler devant les femmes ni devant les enfants. Sur quoi il rentra chez lui, précipitamment.
Une heure plus tard, les hommes étaient assemblés dans le grand salon du docteur : ils étaient sombres et pensifs, car ils savaient déjà quelle nouvelle ils allaient apprendre, d'autant plus clairement que la servante leur avait dit :
 - Maître Pancrace est en train de se baigner dans une eau vinaigrée, et il m'a ordonné de brûler ses vêtements.
 - Tous ses vêtements ? demanda le notaire.
 - Tous ceux qu'il portait sur lui, dit la vieille Aliette. Oui, sa chemise de fil, son jabot de dentelle, ses grands bas de laine d'Écosse, la belle redingote bleue et ses souliers à ganse de soie... Tout cela, mes bons messieurs, c'est maintenant de la cendre dans le fourneau de la cuisine !
La grandeur d'un tel sacrifice prouvait la gravité du danger, et le silence devint plus lourd... Enfin, la porte s'ouvrit sans bruit, et Maître Pancrace parut. Il était vêtu d'un long drap de bain, qui lui donnait l'allure d'un sénateur romain. Ceux qui étaient assis se levèrent : il alla s'adosser à la cheminée.
 - Mes amis, dit-il, je vous demande d'abord de ne pas perdre la tête, vous êtes des hommes, et je vous crois capables de supporter le choc d'une très grave nouvelle. Mon devoir et mon intérêt me commandent de vous avertir. Il est malheureusement certain que la maladie dont tout le monde parle, c'est la Peste.
 - C'est donc que Dieu l'a voulu, dit paisiblement le drapier.
Les autres restèrent un moment muets comme des pierres, puis le notaire, d'une voix qui parut assourdie, demanda :
 - Vous avez vu des pestiférés ?
 - On reconnaît maintenant, dit Maître Pancrace, que les deux portefaix de l'autre jour étaient bien morts de la peste, car un troisième, qui faisait équipe avec eux, vient d'en mourir à son tour... Deux grands médecins de Montpellier sont venus tout exprès pour en faire l'autopsie, et leurs conclusions n'admettent aucun doute sur la nature de la maladie. D'autre part, le bruit qui courait de la mort du chirurgien et de toute sa famille vient de m'être confirmé par messieurs les échevins, qui jusqu'ici avaient gardé secrète cette grave nouvelle. On ne peut douter que ces pauvres gens soient morts, eux aussi, par la contagion des portefaix que le chirurgien avait soignés.
Le clerc Norbert, qui arrivait de la ville, dit alors :
 - Maître, je crois pouvoir vous rassurer, car j'ai justement rencontré un de mes amis, qui est l'assistant d'un médecin de l'hôpital. Il m'a déclaré que la contagion est en effet aux Infirmeries, mais que c'est là un accident fréquent. Les Infirmeries sont bien organisées pour combattre la peste, et il est tout à fait certain qu'elle n'en sortira pas.
 - Il est tout à fait certain, dit Maître Pancrace, que cette fois elle en est sortie. Garin le Jeune ouvrit énormément ses yeux, puis la bouche : mais il ne put parler.
 - Peste ! s'écria le capitaine.
 - C'est bien le cas de le dire, répondit le clerc.
 - Et où est-elle ? demanda Maître Passacaille, qui gardait tout son sang-froid.
 - En deux ou trois endroits, dit le docteur. A la place de Lenche, un marinier nommé Eissalène en est mort voici plus d'une semaine. Ces jours-ci, un tailleur nommé Creps est mort avec toute sa famille à la place du Palais. Enfin, ce matin même, je viens de voir mourir une nommée Marguerite Dauptane sur le trottoir de la rue de la Belle-Table. Ce n'est pas encore la grande épidémie, mais je vous déclare que toute la ville est en danger. Dans un grand silence, Maître Pancrace alla s'asseoir dans un fauteuil, et but à petites gorgées un grand bol de bouillon que la vieille Aliette venait de lui apporter .
 - Elle est en danger, dit enfin le drapier, à cause de ses fautes et de ses crimes, qui sont innombrables, et qui durent depuis trop longtemps. Dieu a eu patience jusqu'ici, mais il me semble que sa colère commence, et qu'elle ne s'arrêtera pas de sitôt.
 - Notre bon Maître Pancrace, dit le clerc, voit peut-être les choses en noir.
 - Je vois les choses en noir, dit Maître Pancrace, parce que la morte que j'ai vue était précisément toute noire.
 - Si c'est la peste noire, dit le capitaine, toute la ville va y passer. Car si seulement on regarde un pestiféré, le fil de ce regard suffit pour le passage de la maladie.
- Ce n' est pas tout à fait exact, dit Maître Pancrace. Mais il est vrai que les esprits subtils qui sont les agents de la maladie se propagent à une vitesse incroyable sur le moindre souffle d'air.
 - Mais dès maintenant, demanda Maître Passacaille, que devons-nous faire ?
 - Pour le moment, notre danger n'est pas pressant. Nous jouissons ici d'un air excellent, parce que nous sommes au plus haut de la ville et qu'il est souvent purifié par le mistral. Mais nous devons prendre un certain nombre de précautions. Par exemple, nous ne laisserons pas les enfants sortir des jardins qui sont adossés à la colline, et où aucune personne étrangère ne pourra leur apporter la contagion. Nous-mêmes, ainsi que nos femmes, nous ne descendrons plus à la ville, sauf en cas de nécessité, et nous n'irons en aucun cas dans les quartiers qui entourent le port. Les provisions et nourritures, je conseille d'aller les chercher du côté des collines, et le plus loin possible, car la contagion se fait aussi par les aliments. Enfin, tous ceux qui auront été obligés de quitter notre placette pour aller à leurs affaires devront dès leur retour prendre un bain d'eau vinaigrée et se savonner du haut en bas, très consciencieusement. Ce sont des précautions peu obligeantes, mais qui suffiront à nous préserver, du moins pour le moment. Si la situation s'aggrave,nous aviserons en temps voulu.
Le lendemain matin, Maître Pancrace réunit chez lui le boucher, le boulanger et l'épicier. Il remit à chacun d'eux quelques pièces d'or et leur dit :

 - Mes amis, il faut penser à l'avenir. Vous allez atteler vos chevaux, et vous allez partir en expédition dans les villages du Nord, qui doivent être encore parfaitement sains. Toi, Romuald, dit-il au boucher, il faut que tu nous rapportes quelques moutons vivants, et cinq ou six cochons salés. Toi, boulanger, autant de sacs de belle farine que ta charrette en pourra porter. Et toi, dit-il enfin à l'épicier (qui s'appelait Bignon, mais qu'on appelait Pampette), prends des légumes secs, comme pois-chiches et lentilles, mais prends surtout cinq ou six tonneaux, non pas de vin, mais de vinaigre, et le plus fort que tu pourras trouver.
 - J'en ai déjà quatre fûts dans ma cave, dit pampette, et je crois...
 - Je crois, interrompit Maître Pancrace, que si l'épidémie ne s'arrête pas, nous pleurerons de n'en pas avoir assez... D'autre part, apportez-moi plusieurs bottes de rue, de menthe, de romarin et d'absinthe ; en les faisant macérer dans le vinaigre, nous obtiendrons une liqueur qui s'appelle le Vinaigre des Quatre Voleurs, et qui a fait merveille pendant la peste de Toulon, il y a tout juste soixante-dix ans. Ce n'est pas un remède à la maladie, mais cette lotion est un préservatif des plus efficaces, parce qu'il détruit les insectes invisibles qui propagent la contagion. Maintenant, allez, mes amis mais ne voyagez pas ensemble, afin de ne pas trop attirer l'attention et surtout, prenez soin de bien couvrir vos chariots d'une bâche, qui cachera leur chargement...
Les trois chariots partirent dans l'heure, et ne revinrent qu'à la tombée du jour. Ces trois hommes avaient bien rempli leur mission. L'un était allé du côté d'Allauch, à cause des moulins à blé, l'autre vers Simiane, et le troisième vers Aubagne. Ils déclarèrent que sur leurs parcours tout leur avait paru tranquille, et que les paysans qui les avaient fournis n'avaient même pas posé de questions. Mais à ce moment même, Maître Garin le Jeune, qui revenait de la ville (où il était allé acheter de la poudre), leur déclara (de loin, car il n'avait pas encore pris son bain d'eau vinaigrée) qu'il avait vu des rues presque vides, un grand nombre de boutiques fermées, et qu'il avait rencontré un certain nombre de personnes qui circulaient sous des cagoules vinaigrées... Il aurait parlé plus longtemps si le docteur ne l'avait renvoyé d'urgence faire sa toilette.
Le rapport des approvisionneurs compensant en quelque sorte celui de Garin le Jeune, les gens de la placette ne furent pas alarmés outre mesure, et chacun dormit comme à l'accoutumée, sauf Maître Pancrace, qui se promena dans sa chambre jusqu'à l'aube. Le lendemain matin, vers huit heures, comme chacun vaquait à ses occupations, on entendit soudain sonner le glas, à l'église de la Palud, puis à Saint-Charles, puis aux Accoules. Cela n'étonna personne, car on savait bien qu'il y avait chaque jour une dizaine de funérailles. Mais la brise apporta le son des cloches du Pharo, puis de celles d'Endoume, et les Catalans sonnèrent à leur tour. Maître Pancrace sortit sur sa porte, et il écouta. Assis au bord du parapet, le clerc et le capitaine écoutaient aussi, quand la Joliette entra dans cette lamentation, puis l'Estaque, puis Saint-Henri, puis la lointaine chapelle du Rove, qui profita de la brise de mer pour lancer quelques notes dans ce triste concert.
 - Je n'aime pas cette musique, dit Maître Pancrace.
 - Il est certain, dit le clerc, que les menuets de M. Lulli sont bien plus agréables à l'oreille, et surtout à l' esprit... Mais pour moi, je ne crois pas encore que ce soit la peste. Mon ami l'assistant de l'hôpital m'a dit que nous étions à la saison des fièvres malignes, et que les marais de l'Huveaune répandent en ce moment un venin très subtil qui est la cause de cette petite contagion. Il y a aussi, en même temps, une recrudescence de la grande vérole, à cause de ces deux régiments venus de Toulon, et mon ami l'assistant...
 - Ton ami l'assistant, dit brusquement Maître Pancrace, n'est qu'une andouille, qui se croit un savant parce qu'il donne des clystères. Je te dis que la Peste est lâchée dans la ville, et qu'au moins la moitié de ces gens vont périr.
 - Je ne doute pas de votre science, dit modestement le clerc, mais j'espère que pour la première fois de votre vie vous vous trompez... En tout cas, comme il faut que j'aille en ville pour recevoir le prix de mes leçons de ce mois, je vous rapporterai des nouvelles fraîches avant midi.
 - Plaise à Dieu, dit Maître Pancrace, que tu ne nous rapportes rien d'autre.
Le clerc se leva, sans pouvoir retenir un petit sourire, salua fort poliment, et s'en alla d'un pas léger.
Le capitaine le regarda s'éloigner avec un air d'inquiétude, puis il se leva, et mit ses mains en porte-voix ; - 0 Norbert !
Le clerc s'arrêta un instant, et se retourna.
 - Si tu prends la peste, cria le capitaine, ne reviens pas crever ici !
Le clerc leva ses deux bras arrondis au-dessus de sa tête, sauta légèrement pour battre un entrechat, retomba en génuflexion, et sur le bout de ses doigts envoya un baiser vers la placette. Puis il mit ses poings sur ses hanches et descendit la côte en dansant. Maître Pancrace passa la journée dans son cabinet, à compulser ses livres de médecine et d'histoire. Vers les midi, la vieille Aliette, sans dire un mot, vint dresser un couvert sur la petite table, devant la fenêtre, et servit ensuite, sur un long plat d'argent, un loup grillé sur un lit de fenouil. En passant devant son maître, elle murmura très bas :
 - Ce sera froid...
Maître Pancrace, le nez dans un très gros livre, répéta, d'une voix lointaine et sans timbre : - ça sera froid... mais ne dit pas autre chose.
Les glas sonnaient toujours au loin, et Maître Pancrace lisait : "Prenez un brin de rue au plus haut de la plante ; un grain d'ail, un quartier de noix, un grain de sel de la grosseur d'un pois. Mangez cela tous les matins, et vous pouvez être assuré d'être prévenu de la peste."
Il haussa les épaules, tourna la page, et tomba sur le remède du médecin allemand Estembach. La recette en était fort complexe, et lui parut intéressante, mais l'auteur de l'ouvrage ajoutait en note : "Il fit prendre ce remède à quatorze personnes, qui en moururent sur-le-champ : ce qui fut cause que nous ne voulûmes plus que ce médecin vît d'autres malades."
Cependant, il continua sa lecture toute la journée, les poings aux tempes, sans un regard pour le beau poisson qui l'attendait sur son lit de fenouil...
Il lut au moins deux cents recettes ; ce n'était que thériaque, scorsonère, genièvre, sel ammoniac, antimoine diaphorétique, oignons blancs et limaces écrasées... Les auteurs du livre parlaient de " bons résultats", "adoucissement des souffrances", et de "quelques guérisons surprenantes". Cependant, dans leurs conclusions, les auteurs proclamaient que "les seuls remèdes vraiment efficaces étaient la Prière de saint Roch et la bénédiction de saint François".
Comme le soir venait, le bon médecin referma son livre, se leva, et vint rêver devant sa fenêtre. Des enfants jouaient sur la placette au chat perché, aux billes, à la marelle... Il regardait avec tristesse ces innocents, si pleins de vie et de gaité, et que menaçait une mort affreuse, lorsque les jeux s'arrêtèrent, et il vit que les enfants regardaient tous du même côté, avec une curiosité inquiète : et soudain, tous prirent la fuite vers les maisons, dont les portes claquèrent. Maître Pancrace ouvrit sa fenêtre, et se pencha pour voir la cause de leur effroi. Dans la rue qui venait de la Plaine Saint-Michel, il vit s' avancer un terrible cortège. Deux hommes, vêtus de longues blouses grises, le visage caché sous une cagoule et les mains gantées de noir, marchaient les premiers. Leur main droite dressait une torche, leur main gauche agitait sans arrêt une clochette de cuivre. Derrière eux, on entendait grincer des essieux, et sonner sur le pavé les fers des chevaux... A mesure qu'ils se rapprochaient, Maître Pancrace distingua comme une psalmodie, et il reconnut bientôt les paroles du Miserere.
Tout le monde fut bientôt aux fenêtres, et l'effrayant cortège défila longuement... Il y avait quatre charrettes, escortées par les pénitents noirs. Chacun portait un flambeau, et chantait les terribles paroles, sous la cagoule mortuaire. Les morts étaient entassés pêle-mêle : on les avait jetés sur ces chariots, et quelquefois du haut d'une fenêtre... Un bras pendait, une jambe se balançait au bord d'un plateau sans ridelle, près d'une tête renversée, le menton pointé vers le ciel et la bouche ouverte... Beaucoup étaient nus. Sur le dernier véhicule, assis à l'arrière et adossé à un tas de cadavres, il y avait un mort tout habillé, en redingote de chasse, avec des bottes de cuir bleu, et un jabot de dentelle blanche sous un menton noir comme du charbon... Comme un moine marmonnant passait juste sous sa fenêtre, Maître Pancrace l'interpella :
 - Mon frère, où allez-vous ?
 - Au cimetière des Chartreux, dit le frater. Il n'y a plus de place ni à Saint-Charles ni à Saint-Michel.
 - Mais comment se fait-il qu'en si peu de temps... ?
 - Il se fait que les bonnes gens tombent comme des mouches, et qu'on n'a même plus le temps de les confesser... Pour moi, je crois que mon épreuve est presque finie, car j'ai un gros bubon qui me pousse sous le bras gauche. Je crois que j'arriverai au cimetière, mais j'ai bon espoir de n'en pas revenir...Tandis qu'il parlait, un sang noirâtre suintait aux coins de sa bouche. Pancrace referma brusquement sa fenêtre et courut se laver la figure au vinaigre, pendant que les chants funèbres s'éloignaient... et le médecin n'eut pas besoin d'appeler ses voisins : ils arrivèrent chez lui en foule, comme pour se mettre sous sa protection. Le vestibule était bondé, et comme tous ne pouvaient entrer, Maître Pancrace les pria de sortir dans son jardin, pour y discuter de la situation.
Pendant que tout ce monde prenait place, on vit arriver Maître Passacaille, le notaire, roulé dans un drap trempé de vinaigre, car il remontait de la ville. Il était très pâle, et son visage était crispé par une sorte de rictus : mais son regard était net et brillant, comme d'ordinaire, car c'était un homme courageux.
 - Mon cher ami, dit-il au docteur, j'ai voulu en avoir le coeur net et j'ai visité plusieurs quartiers, sous une cagoule vinaigrée, afin d'éviter, s'il est possible, la contagion. Le cortège qui vient de passer vous a tous frappés de terreur : eh bien, sachez que j'en ai vu au moins cinquante, et plusieurs étaient composés d'une dizaine de chariots. Depuis deux jours, la contagion s'est répandue comme la foudre, depuis les Catalans j'usqu'à l'Estaque, et il a fallu rompre les fers de cinquante galériens, à qui l'on a promis la liberté pour leur faire ramasser les morts dans les rues. J'ai vu mon ami Estelle, l'échevin : tous ces messieurs sont au désespoir. Trente-deux chirurgiens et seize médecins sont morts en trois jours. On a fait appel à ceux de Montpellier, de Toulon, d'Aix et d'Avignon. Il en est arrivé, m'a-t-il dit, seize, ce matin même. A trois heures, l'un d'eux était mort... Tous les religieux de la ville sont en campagne, avec un dévouement admirable. J'en ai vu, agenouillés sur les trottoirs, pour confesser des mourants. Voilà ce que j'avais à vous dire... Maintenant, comme je ne suis pas sûr d'avoir évité la contagion, je vais m'enfermer pendant trois jours dans ma cave, où j'ai fait porter quelques nourritures. Je n'en sortirai que le quatrième jour, avec la certitude d'être sain. Si par malheur le fléau m'a touché, laissez-moi mourir solitaire, et ne risquez pas la vie de tous pour me donner une sépulture : murez simplement la porte et le soupirail.
 - Vous risquez donc, dit le drapier, de mourir sans confession ?
 - Je prends ce risque, dit Maître Passacaille, pour l'amour de ces enfants, et je crois que le bon Jésus, qui les aime particulièrement, daignera confesser lui-même le vieux fripon de notaire que je suis.
Sur ces paroles étonnantes, Maître Passacaille fit demi-tour, et s'en alla sur ses longues jambes vers sa cave, où l'attendaient six bouteilles de vin autour de quatre poulets rôtis.
 - Voilà un bien grand honnête homme, dit Maître Pancrace, et qui nous a donné grand exemple. Maintenant, asseyez-vous sur l'herbe, et écoutez-moi. "Je me suis posé, depuis quelques jours, une très grave question : ne devrais-je pas, puisque je suis médecin, partir pour la ville, et donner mes soins à ces milliers de malheureux ? J'y laisserais très probablement ma vie : mais n'est-ce pas une mort honorable pour un médecin ?
 - Non, non, crièrent plusieurs voix.
 - Restez avec nous ! Restez avec nous ! disaient les femmes.
 - Attendez un instant, dit Pancrace. Car il faut que je justifie par avance la conduite
que je vais tenir. "Je connais la peste, puisque j'ai soigné des milliers de malheureux pendant l'épidémie de Hambourg, en Allemagne...  J'ai parlé souvent de ce fléau, avec mes confrères, et j'ai étudié tout ce qui fut écrit à ce sujet, non seulement en langue française, mais en latin, en anglais et en allemand. Ma conviction est faite, et je suis de l'opinion de M.Boyer, le très grand médecin de la marine de Toulon. " La peste, a-t-il écrit, est une maladie cruelle que l'on ne guérit pas, qui se communique, et dont les vrais préservatifs sont la flamme et la fuite." L'historien grec Thucydide était déjà de cet avis. Il existe plusieurs centaines de remèdes : mais il est absolument prouvé qu'ils ne servent à rien, sinon à précipiter la fin des malades, ce qui, en somme, n'est pas un mal, mais n'est pas le but que nous voudrions atteindre. "Je crois donc que soigner les pesteux, c'est soigner des morts, tandis que notre devoir, c'est de préserver les vivants... "
Il y eut un long murmure, fait de soupirs de soulagement, et même de quelques petits rires.
 - Est-il possible, poursuivit Pancrace, de vous préserver du fléau ? Il attendit quelques secondes, et dit avec force :
 - Oui.
A ce moment, on entendit la voix de Maître Passacaille ; elle sortait du soupirail, et elle disait :
 - Estelle m'a dit qu'il n'y avait eu aucun malade chez les chanoines de Saint-Victor, qui ont pris la précaution de murer les ouvertures de leur couvent !
 - J'allais justement dire, s'écria Pancrace, que dans toutes les épidémies les ordres religieux cloîtrés n'ont même jamais entendu parler du fléau qui faisait rage autour de leurs couvents . Eh bien, mes amis, nous allons suivre leur exemple, qui est fort peu honorable pour des moines qui devraient tout sacrifier à la charité chrétienne, mais qui convient parfaitement à des citoyens chargés de famille. Nous allons d'abord accepter, de bonne volonté, une discipline rigoureuse : à partir d'aujourd'hui, personne ne sortira d'ici.
Le drapier bourru parla brusquement :
 - Et la Sainte Messe ? Il me faut descendre tous les jours, avec toute ma famille, jusqu'à l'église de la Madeleine et j'avise ceux qui n'y vont guère d'ordinaire que c'est peut-être le moment d'y assister tous les matins, et plutôt deux fois qu'une ! Et il regardait fixement Maître Pancrace, qu'on ne pouvait guère citer en exemple pour sa piété.
 - Je vous déclare, dit le docteur, qu'il faut renoncer à la messe pour quelque temps. Le Bon Dieu qui nous voit saura bien que ce n'est pas par manque de zèle : il n'ignore pas, en effet, qu'une église, comme d'ailleurs tous les lieux de réunion, est un trés dangereux foyer de contagion. Tout le monde ici connaît la fermeté de votre foi ; mais si en revenant de la messe vous rapportez la Peste dans notre petite communauté, est-ce que vous aurez agi en bon chrétien ?
 - Je trouve, dit le drapier avec force, qu'il faut être un bien grand mécréant pour admettre qu'il est possible de prendre la peste en écoutant la Sainte Messe ! Je dis que les bons chrétiens n'ont rien à craindre du fléau ! Pour moi, tant que mes jambes pourront me porter , je ne manquerai pas un seul jour d'aller assister au divin sacrifice. Ca ne m'est jamais arrivé depuis ma première communion, ça ne m'arrivera pas demain !
 - Ainsi donc, dit Maître Pancrace, vous avez décidé de nous rapporter ici l'infection et la mort ?
 - Je n'ai pas la prétention de rien décider, dit le drapier, d'un ton rogue. C'est Dieu qui décide seul, et vos efforts pour échapper à sa volonté sont non seulement ridicules, mais impies. S'il lui plaît de nous envoyer la peste ou la mort, il est fou de prétendre lui résister, et je ne vous soutiendrai pas dans cette entreprise criminelle, qui ne peut aboutir à rien. Je vous préviens donc que demain matin j'irai à l'église avec toute ma famille, après quoi, je me rendrai à Saint-Barnabé pour voir mon frère, dont je n'ai pas eu de nouvelles depuis cinq jours, et je rentrerai chez moi demain soir, ne vous en déplaise. Sur quoi, il enfonsa son chapeau sur sa tête, et sortit.
 - Voilà un honnête imbécile, dit Maître Pancrace, qui nous coûtera peut-être la vie.
 - Oh que non ! dit le capitaine. Il n'y a qu'à l'enfermer dans une cave avec toute sa famille...
 - S'il revient demain soir, c'est ce que nous ferons, dit Maître Pancrace.
 - Et pourquoi ne pas l'enfermer tout de suite ? demanda Garin le Jeune.
 - Parce que, dit le docteur, j'espère que ce qu'il va voir demain lui rendra la raison, et que c'est en tremblant qu'il nous réclamera le vinaigre sauveur. Parlons maintenant de notre organisation, car il va falloir vivre comme des assiégés. Avons-nous des provisions suffisantes ?
 - En tout cas, dit Maître Garin, l'eau ne nous manquera pas. La fontaine n'a jamais coulé avec tant de force...
 - Je crois, dit le docteur, qu'il serait sage de ne pas nous en servir. Cette eau vient du bassin des Chartreux, qui est alimenté par l'Huveaune et il suffirait qu'un pestiféré tombât dans cette rivière, ou seulement y rafraîchit ses bubons, pour que cette eau soit empoisonnée. Nous ne boirons que l'eau des puits.
 - Il y en a bien quatre mètres dans le mien, dit Maître Garin, ce qui fait, à mon estime, un bon millier de cruches.
 - Chez moi, dit Bignon l'épicier, je n'en ai que deux mètres, mais le niveau se maintient toute l'année... Si j'en tire avec excès pour l'arrosage, il est vrai qu'il baisse un peu, mais il remonte dans la nuit...
 - Donc, dit Maître Pancrace, pas de crainte pour l'eau... Maintenant, la nourriture.
Bignon l'épicier s'avança.
 - Avec ce que nous avons apporté à nos derniers voyages, mes caves sont grandement garnies. J'ai d'abord une bonne douzaine de barils d'anchois, que j'avais fait venir de Toulon bien avant la catastrophe, et dix caisses de morues saléées. J'ai toute une cave de pommes de terre, cinq barils d'huile d'olive, de grands bocaux d'épices, cinq ou six sacs de pois chiches (ils ont été un peu attaqués par les charançons, mais il n'y aura qu'à les trier) et deux cents livres de lentilles. Et puis, dit-il en riant, j'ai mes courges en bois !
Il avait en effet acheté, à un capitaine espagnol, une petite cargaison de courges, qui n'avaient de courges que le nom. C'étaient des sphères de bois, pareilles à de gros boulets de canon, et presque aussi dures. Mais quand on les sciait en deux, on y trouvait bel et bien une pulpe blanche, savoureuse, et nourrissante. Cependant, les clientes de Patrice, effrayées par l'aspect et la sonorité de cet étrange légume, lui avaient laissé pour compte la plus grande partie de la cargaison. Il s'en consolait, en disant :
 - L'écorce est imperméable, et ça reste frais pendant quatre ans ! Mais son fils, qui était d'un caractère enjoué, préconisait l'ouverture d'une fabrique de bilboquets.
 - Est-ce qu'il vous en reste beaucoup ? demanda Maître Pancrace.
 - Il y en a deux caves pleines jusqu'au plafond ! dit le fils.
 - Elles vont peut-être nous sauver la vies dit le médecin. Et toi, boulanger, combien as-tu de farine ? Le beau boulanger réfléchit fortement, car il avait l'esprit très lent, et dit enfin :
 - J'ai douze balles de farine, qui doivent faire au moins douze quintaux de cent livres .
 - Combien cela fait-il de kilos de pain ?
 - Un peu plus du double, dit le boulanger. Mais ce qui me manquera, c'est le bois ! Je n'en ai que pour une semaine...
 - Si c'est nécessaire, dit Maître Pancrace, nous brûlerons nos parquets. Mais nous n'en sommes pas encore là !
 - Et puis, dit Garin le Jeune, l'hiver n'a pas été dur, et il en reste, des provisions, dans toutes les caves...
On entendit alors parler le soupirail ; le notaire disait .
 - Il m'en reste au moins deux charretées !
 - Comment vous sentez-vous ? lui cria Pancrace.
 - Un peu chaud, cria le notaire. Mais je crois que c'est à cause des deux bouteilles de vin que je viens de boire, et qui m'ont grandement revigoré !
 - C'est sûrement le vin, cria encore Pancrace. Maintenant, essayez de dormir !
 - Je ne peux pas ! cria le notaire. Ce que vous dites m'intéresse trop ! Continuez ! Continuez ! Demandez au boucher ce qu'il a !
Le gros Romuald s'avança, un peu intimidé, et il dit très vite :
 - J'ai la moitié d'un boeuf, un veau et trois moutons. Si nous sommes une centaine, ça peut nous faire quinze jours. Peut-être trois semaines, si la viande se conserve...
 - Ma cave est glacée, dit le docteur . Je la mets à ta disposition.
 - Et si ça dure plus de trois semaines ? dit le notaire.
 - Ma foi, dit le docteur, il y a dans les écuries ma mule, la vôtre, et les deux chevaux du boucher.
 - Vous voulez manger mes chevaux ? dit le boucher horrifié.
 - Nous voulons vivre, dit le docteur . Et toi aussi, tu veux vivre. Si on les mange, on t'en achètera de plus beaux après.
Enfin, dans un élan de générosité, chaque commère vint avouer la liste de ses provisions : il était d'usage, à cette époque, de garnir les placards et les resserres aussi complètement qu'on le pouvait, car le ravitaillement, même dans une grande ville n'était pas toujours assuré comme il l'est aujourd'hui. Les grands-mères triomphèrent avec un si grand nombre de pots de confitures que Garin le Jeune les soupçonna d'exagérer (en quoi il se trompait) et les ménagères déclarèrent trente toises de saucissons, plusieurs douzaines de jambons, des sacs de Châtaignes sèches, de la farine de maïs, des pois chiches, des lentilles, des haricots, le tout en quantités si grandes que Maître Pancrace se frotta les mains joyeusement, et déclara :
 - Mes amis, je pense qu'avec un peu d'économie nous pourrons tenir au moins quatre mois. D'ici là, les légumes que nous allons planter dans nos jardins auront mûri, ce qui nous donnera un ou deux mois de plus, si c'est nécessaire : c'est-à-dire que nous sommes sauvés.
Alors, le capitaine s'avança, et dit, de l'air d'un homme offensé :
 - Et moi ? On ne me demande rien ?
 - Un homme seul, dit Pancrace, n'a pas beaucoup de provisions...
 - Parce que vous oubliez le principal, dit le capitaine. Moi, je puis mettre à la disposition de la communauté quatre barriques de bon vin, c'est-à-dire près de mille bouteilles : deux tonnelets de rhum, un petit fût d'eau-de-vie, et plus de cent bouteilles de liqueurs différentes, comme marasquin, aguardiente, schnaps, kirsch et brandevin, qui sont les meilleurs remèdes du monde. On lui fit à voix basse des acclamations.
 - Et maintenant, dit Maître Pancrace, je vous conseille d'aller dîner de bon appétit. Mais vous viendrez ensuite défiler chez moi, je vous examinerai l'un après l'autre, afin d'être certain de ne pas enfermer le loup dans notre bergerie... A tout à l'heure. Au loin, les glas sonnaient toujours, mais déjà tous reprenaient courage, à cause du plan du docteur. Tandis que chacun rentrait chez soi, on entendit, une fois encore, la voix de Maître Passacaille, qui appelait le capitaine, et le négrier courut au soupirail.
 - Qu'y a-t-il ? Etes-vous plus mal ?
 - Non, dit le notaire d'une voix forte. J'ai l'impression que je vais vers la guérison. Mais je crois qu'elle serait hâtée si vous m'apportiez l'une de ces bouteilles dont vous avez parlé tout à l'heure !
- Voilà une idée raisonnable, dit le capitaine. Et il partit en courant vers sa cave.
Après le dîner, Maître Pancrace examina d'abord les enfants : comme ils n'avaient pas quitté la placette depuis deux semaines, la revue fut assez vite faite. Ce fut ensuite le tour des hommes : presque tous étaient allés à la ville, et l'examen du docteur fut minutieux. Il les faisait étendre tout nus sur la table, et il examinait d'abord toute la surface de leur peau. Puis il flairait leur haleine, examinait leur langue et leur gorge, tâtait leur pouls, palpait leur ventre, leurs aisselles, leurs aisnes, à la lumière de quatre flambeaux. Chaque fois qu'il disait : "Celui-ci est sain", la vieille Aliette s'approchait, et frictionnait l'homme avec le bon vinaigre des Quatre Voleurs ; alors, il sautait de la table, et il éclatait de rire. Vers la minuit, ce fut le tour des femmes, puis des demoiselles. Quatre commères vinrent tenir les flambeaux. On remarqua que Maître Pancrace apportait beaucoup de soin à cet examen : il resta parfois plus d'une minute à caresser la blanche peau d'une rougissante demoiselle, puis il cherchait de fort près, et pour ainsi dire du bout du nez, la moindre trace d'écorchure, ou le plus petit bouton . c'est que la peste est une maladie fort insidieuse qui débute parfois à très petit bruit. Enfin, vers les trois heures du matin, tout fut fini, et le docteur déclara qu'en toute certitude la peste n'était pas entrée dans leur retraite, et ce fut une rumeur de joie. Garcin fit toutefois remarquer que Maître Combarnoux et sa famille n'étaient pas venus à la visite, et que le clerc n'était pas rentré.
 - J'en suis bien fâché pour ce jeune homme, dit Pancrace, et son absence n'est pas un bon signe. Quant au marchand drapier, nous aviserons demain. Tout le monde alla dormir .Tandis que Maître Pancrace se déshabillait, il lui sembla entendre une sorte de plainte qui montait des caves... Il se reprocha de n'avoir pas pris de nouvelles de Maître Passacaille, qui agonisait peut-être sur un tas de bois... Il tendit anxieusement l'oreille. C'était bien la voix du notaire, mais elle ne se plaignait pas. Elle chantait :
0 bergère vola-age
Dis-moi le secret de ton coeur,
Je veux dans ton corsa-age
Trouver le chemin du bonheur...
Vers les six heures du matin, la vieille Aliette vint l'éveiller, ce qui ne fut pas facile.
 - Maître, dit-elle, le drapier s'en va .
Pancrace sauta du lit, et dans sa chemise de nuit il courut à la fenêtre, et l'ouvrit toute grande. Maître Combarnoux était occupé à régler la longueur des rênes de son cheval, qui était attelé à une jolie carriole jardinière. Sur le siège, sa femme avait déjà pris place, et ses cinq filles étaient installées sur le plateau derrière elle, sur de jolis coussins bleus.
 - Maître Combarnoux, dit Pancrace, la nuit ne vous a donc pas porté conseil ?
 - Au contraire, dit le drapier. Elle m'a fortifié dans ma résolution d'ignorer la peste, et de me soumettre humblement à la volonté de Dieu, sans rien changer à mes habitudes.
 - Dans ce cas, puisque vous allez chez votre frère à Saint-Barnabé, je crois que vous feriez bien d'y rester.
 - Et pourquoi ? dit brutalement le drapier.
 - Parce que, pour notre sécurité, nous serons forcés de prendre contre vous et votre famille des mesures qui vous déplairont.
 - Je voudrais bien voir ça, dit le drapier, en ricanant vaniteusement.
 - Vous le verrez, dit Maître Pancrace. Et sans doute pas plus tard que ce soir !
Sur quoi, il referma la fenêtre, tandis que le drapier faisait claquer son fouet.
Pendant toute la matinée, Pancrace dirigea les derniers travaux. Il ordonna d'abord
aux hommes de pratiquer des brèches dans les murs mitoyens des jardins, afin que l'on pût passer de l'un dans l'autre. Pendant ce temps, il alla faire, avec une grande précision, l'inventaire des caves, accompagné du capitaine, qui nota sur un vieux livre de bord les quantités et la nature des nourritures disponibles. Enfin, il fit descendre des greniers quelques vieilles paillasses, que l'on souilla de fumier, et de sang de lapin : on les disposa dans la rue, comme si elles avaient été jetées par les fenêtres...
Dans le courant de l'après-midi, tous les volets furent fermés, et l'on mit les barres aux portes. Puis, Pancrace alla se pencher vers le soupirail de la cave du notaire, que l'on avait un peu oublié. Il entendit, à sa grande frayeur, un râle étouffé.
 - Le malheureux, dit-il. Il l'appela, cependant... Au troisième appel, le râle se tut, et fut soudain remplacé par une sorte de mugissement modulé, et Pancrace distingua le notaire, assis sur une paillasse, qui bâillait à bras ouverts. Puis, il se frotta les yeux, et dit, sur le ton de la surprise :
 - Où suis-je ?
 - Dans votre cave, dit Pancrace. Comment vous sentez-vous ?
 - La bouche pâteuse, et le cheveu raide ! dit le notaire... Et je me demande pourquoi j'ai dans le nez une terrible odeur de rhum.
Toute la journée, la communauté travailla comme une ruche : les enfants jouaient dans les jardins, sous la surveillance des grands-mères : elles leur avaient fait des contes sur la présence d'un grand méchant loup, qui ne faisait de mal à personne tant qu'on ne le réveillait pas, mais qui accourait infailliblement au moindre cri. Les enfants jouaient donc en silence, et quand par hasard un éclat de rire leur échappait, toute la troupe, terrorisée, courait s'enfermer dans les écuries...
Vers le soir, on tint une conférence sur le retour du drapier .
 - Il ne faut pas le laisser entrer, dit Garin le Jeune. J'ai déjà mis la barre à sa porte. Puisqu'il tient à crever de la peste, il peut bien crever n'importe où.
 - Il ferait du bruit, dit le docteur. Il irait certainement se plaindre aux autorités et je suis d'avis qu'il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur nous... Il vaut mieux que l'on nous croie morts ou partis...
 - Mais alors, dit Bignons qu'est-ce qu'on va en faire ?
 - Ils sont sept dit le notaire. On ne peut pas les tuer tous !
 - Il n'est pas question de tuer personne, dit Pancrace.
 - Pas encore, dit le capitaine. Mais n'oubliez pas que la Peste Noire, c'est la mort assurée pour le malade, et la mort possible pour ses voisins. Moi je trouve qu'un mort possible a le droit de tuer un mort certain.
 - Ceci me semble raisonnable, dit Maître Pancrace. Mais Maître Combarnoux n'a pas encore la peste, du moins à ma connaissance. S'il revient ce soir, nous essaierons d'abord de le raisonner. Mais s'il persiste à vouloir nous infecter, alors nous l'enfermerons dans la cave de Garin, qui se trouve sous l'écurie du milieu, et dont le soupirail s'ouvre dans l'écurie. S'il veut crier, nous le bâillonnerons. D'ailleurs, je suis persuadé qu'il ne fera pas grande résistance, parce qu'il sera bien aise d'être mis en sûreté par force, et sans manquer volontairement à ses devoirs, ce qui le déchargera de tout péché devant Dieu.
 - Je vais, dit le capitaine, préparer un sac bien épais pour lui mettre sur la tête, et des cordes pour le ligoter.
 - Et mois dit Garin, je vais débarrasser ma cave, car je suis sûr que ce fanatique... Mais il ne put achever sa phrase, car la vieille Aliette entra soudain, et dit :
 - Voilà Maître Combarnoux qui arrive : je l'ai vu par le fenestron de la cuisine.
Maître Pancrace monta en courant au premier étage de sa maison : le notaire, Garin et le capitaine le suivirent. Pancrace ouvrit lentement un volet... Devant la porte du drapier, juste à gauche, sa jardinière était arrêtée. Sur le siège, il n'y avait personne. Mais sur le plateau, la femme et les quatre filles étaient couchées les unes sur les autres... Elles avaient des visages noirs et rouges, et horriblement enflés : la mère serrait encore dans ses bras la plus petite, qui avait l'air d'une poupée goudronnée... Sur les trois marches, devant la porte, Maître Combarnoux était plié en deux... Il gémissait à grands ahans, et tomba soudain sur les genoux, tandis que son chapeau dur de feutre bleu roulait sur le trottoir... Il fit encore un grand efforts pour lever vers la serrure la grosse clef brillante de sa maison : mais sa main retomba, comme morte, et lâcha la clef qui tinta sur les pierres... et il gémit :
 - Au secours ! Au secours ! Ouvrez-moi !
 - Maître Combarnoux, dit Pancrace d'une voix un peu tremblante, vous ne pouvez plus entrer ici maintenant...
 - Pour l'amour de Dieu, dit le pauvre homme, ouvrez-moi, et soignez-moi !
 - Pour l'amour des hommes, dit Maître Pancrace, n'essayez pas d'entrer ici : il n'y a que des hommes sains, et des femmes et des enfants... Vous avez pris ce mal par votre faute, ne venez pas en infecter les autres.
Le drapier poussa un profond soupir, et gémit :
 - Dieu m'a abandonné...
 - Ne le croyez pas, dit le Capitaine, puisqu'en ce moment même il vous rappelle à lui.
 - Ma femme et mes enfants sont morts...
 - Parce qu'il n'a pas voulu vous séparer ! dit le notaire.
 - Donnez-moi au moins à boire, dit le drapier, avec un cri déchirant.
 - Je vais vous descendre un cordial, dit Pancrace, mais je ne peux pas vous cacher qu'il n'y a plus rien à faire.
 - Je le sais bien, murmura le drapier ... Mais c'est quand même terrible qu'un homme de ma condition agonise dans la rue...
 - C'est peut-être mieux que de mourir chez vous, dit le capitaine. Vous n'avez pas de plafond sur la tête et votre âme ira droit au ciel !
A ce moment, au bout d'une ficelle, Garin le Jeune fit descendre un cruchon de vin blanc frais... Dans un grand effort, le moribond se traîna à plat ventre sur le trottoir, et saisit enfin le cruchon d'une main tremblante... A grand-peine, il finit par le porter à ses lèvres. Mais il rejeta la première gorgée dans un hoquet épouvantable, et elle fut suivie d'un flot de sang noir...
 - Maître Combarnoux, dit Pancrace, il vous reste encore un peu de vie... Faites un effort, et essayez de vous asseoir sur les marches de mon escalier, le dos appuyé contre ma porte...
 - A quoi bon ? haleta le mourant.
 - Ce sera, dit Pancrace, une bonne action, la dernière de votre vie, parce que votre dépouille fera peur aux bandits qui vont peut-être venir nous attaquer, et vous sauverez ainsi la vie de trente petits enfants que vous connaissez ...
Alors, le gros drapier bourru, secoué par les hoquets de l'agonie, et vomissant à chaque mouvement une boue sanglante, rampa jusqu'aux marches... Il y resta un instant immobile, et le capitaine dit :
 - C'est fini. Il est mort.
Mais il rassemblait, à travers les tortures de sa chair pourrie, les dernières forces de son coeur. Et soudain, par un effort suprême, il réussit à se retourner : alors, en quatre spasmes horribles, il fit remonter son dos contre la porte, et sur sa poitrine, pour la dernière fois, il joignit les mains. Aliette, qui avait passé sa tête sous le bras de son maître, cria soudain :
 - Vous voyez l'Ange ? Regardez l'Ange !
Ni Pancrace ni le capitaine ne le virent : mais ils regardaient, stupéfaits, sur la pauvre face noire et boursouflée, un grand sourire de lumière et de bonheur.
A la nuit tombée, Garin le Jeune et le boucher furent longuement équipés par Maître Pancrace : Il leur fit mettre trois chemises à chacun, puis des blouses qui tombaient jusqu'aux pieds, ajouta des gants de toile et des cagoules qui descendaient jusque sur leur poitrine, enfin, ils furent longuement arrosés de vinaigre des Quatre Voleurs. Ils prirent alors deux crocs de bûcheron, qui servent à tirer les troncs d'arbres, et sortirent.
Le cheval, toujours attelé à la jardinière funèbre, était allé s'appuyer au tronc d'un platane, et il dormait debout sans le moindre souci. Ils le ramenèrent devant la porte de Pancrace, et au moyen de leurs crocs ils firent tomber les cinq cadavres qu'ils arrangèrent artistement autour du drapier mort, dont le menton, maintenant, pendait horriblement sur un jabot de dentelle sanglant.
La vie des reclus s'organisa avec une rigueur presque militaire. Les glas, qui avaient remplacé l'Angelus, les réveillaient au premier soleil, et la journée commençait par l'examen de tous les membres de la colonie, qui défilaient devant le médecin, installé sous le grand figuier du notaire. La fièvre la plus légère était suspecte, le moindre bobo paraissait promesse de bubon. On isolait aussitôt le malade dans une cave repeinte à neuf, et on le baignait de vinaigre comme un cornichon : il n'en sortait qu'au bout de trois jours. Après la visite les femmes faisaient le ménage, sans le moindre bruit. Les jeunes filles qui s'occupaient des petits enfants qui jouaient dans les jardins, et le notaire, assis sous le figuier, faisait à mi-voix la classe aux plus grands, secondé par le capitaine, qui leur enseignait la géographie.
Pendant ce temps, Garin le Jeune, pour occuper son temps, dessinait un mousquet d'un nouveau modèle, le boucher mettait des viandes à mariner (pour les conserver), l'épicier sciait ses courges de bois, et le boulanger pétrissait la pâte. Il n'allumait son four qu'après minuit, tous les trois ou quatre jours, car il fallait attendre que le vent soufflât, pour disperser la fumée qui aurait pu les trahir. Ceux qui n'avaient rien à faire s'occupaient du jardinage, mais il fallait tirer l'eau des puits directement, je veux dire sans passer par les poulies, qui grinçaient, comme c'est l'habitude des poulies de puits. Les pois chiches sortirent bientôt, puis les lentilles, puis les haricots, et Maître Pancrace se frottait les mains joyeusement.
A midi, tous mangeaient ensemble dans la grande écurie du docteur, dont on avait fait une salle commune. Puis, après la sieste qui durait jusqu'à cinq heures, les femmes cousaient et tricotaient, les hommes jouaient aux cartes, aux dames polonaises, aux échecs et les bonnes vieilles racontaient des histoires aux enfants.
Cependant, dans le grenier de la maison de Pancrace, qui était la plus haute, il y avait toujours un homme qui veillait à l'oeil-de-boeuf, pour avoir des nouvelles du port et de la ville. On le remplaçait toutes les deux heures, et il venait faire son rapport au docteur. Au commencement, le guetteur voyait passer des convois de charrettes, il voyait courir des passants ou défiler en rangs des équipes, que le capitaine, avec sa longue-vue, reconnut pour des forçats, dont on avait rompu les fers. Tous portaient sur l'épaule une longue perche, terminée par un croc de fer . Aucun bateau n'entrait plus au port, mais on en vit partir un grand nombre. Puis, les cortèges funèbres se firent plus rares, et les rues parurent désertes. Personne ne passait plus sur la petite place : il y eut cependant deux ou trois alertes...On voyait s'avancer, à pas légers, des rôdeurs faméliques, armés de piques, et parfois le pistolet au poing, en quête de nourriture ou de pillage... Ils venaient jusqu'à la grande façade, puis s'arrêtaient soudain, horrifiés, et s'enfuyaient à toutes jambes : le bon drapier, noir comme un nègre, le visage tout grimaçant de vers, au centre de sa famille momifiée, veillait fidèlement sur la communauté.
Cette vie dura près d'un mois, mais, quoiqu'ils fussent en sécurité, le caractère des reclus s'assombrissait chaque jour. Le son lugubre des glas, qui ne s'arrêtaient qu'au coucher du soleil, les assiégeait, et l'obligation de parler à voix basse leur donnait un sentiment de culpabilité. Les enfants, privés de bruit, perdaient l'appétit, et les mères se lamentaient. Les vieux, qui craignent tant la mort, furent les premiers à déraisonner. Mamette Pigeon, qui avait plus de quatre-vingts ans, disparut un jour ; on la retrouva cachée sous un lit, et elle refusa de sortir de cet abri. Comme on essayait de l'en tirer, elle poussa des cris si terribles qu'il fallut y renoncer, et sa fille dut lui porter deux fois par jour sa nourriture dans sa ridicule cachette, où elle vécut à plat ventre dans ses excréments. Le papet de Romuald, qui pourtant avait toujours eu beaucoup de sens, se mit un jour à marcher à quatre pattes, en aboyant de temps à autre ; il expliqua à Maître Pancrace que la peste ne frappait jamais les animaux, et que tout le monde n'avait qu'à faire comme lui. Pancrace, qui le jugea incurable, l'approuva hautement, mais lui demanda d'aboyer moins fort, ce qu'il accepta de bonne grâce.
D'autre part, l'ennui et la peur commencèrent bientôt à dérégler les moeurs de ces bonnes gens, et il y eut un grand nombre d'adultères, dont personne d'ailleurs ne sembla se soucier beaucoup, sauf le boucher Romuald, qui enrageait d'être cocu, mais que Pancrace consola par des considérations philosophiques d'une si grande beauté que le boucher, ayant fait cadeau de sa femme au boulanger, se mit en ménage avec la petite servante de l'épicier. Elle en fut bien aise, car elle craignait, depuis le début de la contagion, de mourir pucelle... Ces moeurs attristèrent le vertueux notaire, et d'autant plus cruellement qu'il en fut victime lui-même, car il se surprit un beau soir en pleine fornication avec la femme du poissonnier, qui n'était ni jeune ni belle, mais captive et entreprenante. Maître Pancrace le consola, en lui expliquant que la crainte de la mort exaltait toujours le sens génésique, comme si un être qui se croit perdu faisait un grand effort pour la reproduction de sa personne, afin de triompher de la mort...
Le soir du quarantième jour, tandis que tout le monde prenait le frais dans les jardins avant le dîner, on entendit soudain une galopade dégringolante dans l'escalier, et le guetteur parut sur la porte, le visage illuminé. C'était le fils Bignon ...
 - Victoire ! s'écria-t-il. La peste est finie !
Tous se levèrent d'un seul coup.
 - Qu'en sais-tu ? dit Maître Pancrace.
 - Ils font des feux de joie ! dit le fils Bignon ...
Le plus grand est sur le Vieux-Port, et on voit autour des ombres qui dansent ! Plusieurs femmes se mirent à danser, en poussant des cris de joie.
 - Paix ! dit Pancrace, et attendez un peu avant de vous réjouir. Il faut d'abord aller voir ça ! Il s'élança vers l'escalier, où le capitaine l'avait déjà précédé. Comme il n'était déjà plus dans le grenier, et que la vitre du toit était ouverte en haut de l'échelle, il grimpa lestement, jusqu'à ce que sa tête dépassât du toit, à côté des bottes du capitaine. Il vit, sur la grande tache noire de la ville, des points qui rougeoyaient dans la nuit comme des braises. Plus près, sur le Vieux-Port, un bouquet de flammes dansait.
Le capitaine avait allongé sa lunette, qu'il régla plusieurs fois ... Maître Pancrace frappa sur sa botte :
 - Que voyez-vous ?
 - Je vois un grand feu, dit le capitaine. Et devant ce feu, je vois des ombres, qui lancent d'autres ombres dans les flammes.
 - J'en étais sûr, dit Pancrace, ce sont des bûchers ... on brûle les cadavres, parce qu'on n'a plus le temps de les enterrer... Ils redescendirent, pensifs, l'escalier où presque tous les hommes les attendaient sur les marches.
Le lendemain, au petit jour, on entendit frapper à la porte de dame Nicole. D'abord discrètement, puis avec force, puis brutalement... Beaucoup sautèrent de leur lit et coururent aux fenêtres fermées, sans oser pourtant les ouvrir : ils essayaient de voir par les fentes. Cependant, une voix criait :
 - Ouvrez-moi ! C'est moi, c'est Norbert !
On reconnut alors la voix du clerc que l'on croyait mort.
Mais un grand silence lui répondit. Alors il se mit à hurler :
 - Je sais que vous êtes cachés derrière les volets ! Ouvrez ou j'enfonce la porte !
Maître Pancrace entrebâilla une fenêtre, tout juste au-dessus de ce forcené.
 - Pour l'amour de Dieu, lui dit-il, ne criez pas comme ça et ne faites pas tant de bruit !
 - Pour l'amour de Dieu, dit le clerc, laissez-moi prendre mes affaires ou lancez-les-moi par la fenêtre ! Je quitte la ville, et je vous conseille d'en faire autant : d'ici trois jours ils vont venir brûler tout le quartier !
 - Que dites-vous ? s'écria Pancrace, qui devint blanc comme un navet.
 - Ouvrez-moi et je vous dirai tout, répondit le clerc , et je vous sauverai peut-être la vie...
 - Vous êtes donc venu dans une bonne intention, dit Pancrace. Mais vous nous apportez certainement la peste !
 - La peste, je l'ai eue, et par un miracle je m'en suis tiré. Vous savez bien qu'on ne peut pas l'avoir deux fois !
 - S'il en est ainsi, vous ne l'aurez plus : mais vos vêtements sont sans aucun doute imbibés d'insectes extrêmement subtils, qui apporteront le venin à tous vos amis.
 - C'est sans doute vrai, dit le clerc, parce que depuis deux mois, sous prétexte que je ne risque plus rien, ils m'ont obligé à ramasser des centaines de cadavres qui pourrissaient sur les trottoirs. Alors, que faut-il que je fasse ?
 - Premièrement, dit le docteur, vous allez vous mettre tout nu et vous jetterez toutes vos hardes par-dessus le parapet. Ensuite, je vais vous passer du savon, et vous vous laverez du haut en bas et surtout les cheveux. Ensuite, je vais vous faire descendre un gros flacon de vinaigre, et vous en frotterez votre corps pendant une heure, et vous en baignerez vos ongles des pieds et des mains ... Enfin, je vous lancerai un paquet de hardes saines, et vous pourrez entrer ici sans le moindre danger.
 - Soit, dit le clerc.
Et il commença à se déshabiller. Pendant toute l'opération, qui dura près d'une heure, il y eut beaucoup de dames et de demoiselles derrière les volets fermés, car il était assez joli garçon et la peste, en l'amincissant, avait confirmé son élégance naturelle.
Sur la place déserte, près de la fontaine, il récura tout son corps avec une grande application. Quand il fut prêt, Pancrace alla lui ouvrir une porte en pressant contre son propre nez un tampon de linge imbibé de vinaigre, et le conduisit jusqu'à son cabinet. Leur conversation dura plus d'une heure. Les hommes attendaient dans les jardins, sans dire un mot. Ils se promenaient, la tête basse, les mains dans les poches. Les femmes parlaient à mi-voix, par petits groupes, dans les coins, D'autres étaient rangées autour de la vieille Aliette, qui essayait d'écouter à la porte du docteur. Elle n'entendit rien de compréhensible, mais quand Pancrace ouvrit la porte, elle tomba entre ses jambes. Et comme il dit : " La peste soit de la curieuse ", elle s'enfuit épouvantée, en oubliant de respirer.
En silence, les deux hommes allèrent jusqu'au milieu du grand jardin, et le clerc monta sur le couvercle du puits.Tout le monde vint se ranger en demi-cercle autour de lui, tandis que Pancrace et le notaire s'étaient assis sur la margelle. Alors, il parla.
 - Mes amis, dit-il, j'ai le grand chagrin de vous dire que c'est Maître Pancrace qui avait raison, et que cette ville est perdue. Grâce à la lorgnette du capitaine, je sais que vous en avez une idée. Mais cette idée est bien petite, et presque charmante à côté de la réalité. La réalité, c'est qu'on jette les cadavres par les fenêtres, et que les trottoirs en sont encombrés. Tous les gens qui pouvaient le faire sont partis pour les terroirs des environs, mais il reste encore une grande quantité de peuple, qui diminue chaque jour d'au moins un vingtième. On n'enterre plus les morts, on les brûle, mais on n'arrive pas à les brûler tous, malgré l'aide de plus de cent galériens, qu'il faut renouveler presque entièrement chaque semaine, parce que leur condamnation ne les a pas mis à l'abri de cette effroyable contagion. Ici, vous êtes peut-être en sûreté, mais vous n'y serez pas longtemps.
 - Pourquoi ? demanda brusquement le notaire.
 - Parce que les édiles ont décidé de brûler les maisons des pestiférés et même des quartiers entiers... Avant-hier ils ont brûlé la Tourette. Hier, plus de trente maisons à la place de Lenche, et j'ai entendu dire qu'aujourd'hui ils attaqueraient la Plaine Saint-Michel, où la contagion a fait des ravages terribles !
 - C'est à deux pas d'ici ! dit le capitaine.
 - Eh oui, dit le clerc, Et de plus, j'ai entendu parler de notre placette. D'après un rapport de police, on nous croit tous morts, et je pense que dans deux ou trois jours, vous verrez arriver les fagots et les torches.
 - Alors, dit le notaire, nous nous montrerons, et ils ne brûleront rien du tout.
 - C'est exact, dit le clerc. Ils n'auront pas la cruauté de brûler des gens en bonne santé. Mais d'abord, on vous volera toutes vos provisions car la disette arrive tout près de la famine, et les autorités confisquent toutes les réserves. Ensuite, on obligera les hommes à travailler avec les forçats, pour enterrer des milliers de cadavres pourris. Vous aurez un croc, une cagoule, des gants, et pour vous réconforter, on vous appellera " corbeaux " ; il est vrai qu'au bout de huit jours vous n'aurez plus aucun souci, car vous aurez vous-mêmes fondu en pustules et bubons, et les chiens errants se disputeront vos restes : voilà le sort qui vous attend si vous avez la sottise de rester ici.
Il n'avait pas fini de parler que les femmes pleuraient déjà, en serrant les enfants dans leurs bras ; les hommes restaient immobiles, aussi impuissants que des pierres, et les vieux se regardaient entre eux d'un air stupide. Ce fut le capitaine qui parla le premier.
 - Ce jeune homme a raison, dit-il. Il n'y a qu'à foutre le camp.
 - C'est ce que nous aurions dû faire dès le premier jour, dit le notaire... J'aurais pu me retirer dans ma petite maison d'Aix ...
 - La peste y est déjà, dit le clerc. Il a fallu fermer les écoles, les tribunaux, et les églises...
 - Alors, dit le capitaine, il n'y a qu'un moyen : trouver un bateau et partir pour la Corse.
 - Mon cher capitaine, dit Pancrace, ce serait la solution idéale. Mais où voulez-vous trouver un bateau ?
Le capitaine fit un geste vague, secoua la tête et se tut. Garin le Jeune, le boulanger, le boucher firent tour à tour des propositions déraisonnables, comme il arrive dans les cas désespérés... Maître Pancrace, qui ne perdait jamais son sang-froid, réfléchissait.
 - Le plus simple, dit-il, est de partir vers les collines. Nous irons d'abord au village d'Allauch, où j'ai un parent ... Si le fléau est déjà parvenu jusque-là, nous pousserons encore plus loin ... J'ai peur, en vérité, que les villages ne soient déjà contaminés... Il nous restera les collines. Nous trouverons peut-être un abri dans quelque grotte, au flanc d'un ravin solitaire, où nul ne viendra nous chercher.
 - Mais que mangerons-nous ? dit le clerc.
 - Nous avons encore d'importantes réserves. De plus, il nous reste quatre chevaux et deux mules...
 - Ces bêtes sont bien maigres, dit le boucher.
 - Il ne s'agit pas encore de les manger, mais de les atteler à nos charrettes et voitures, pour transporter nos provisions. Nous allons leur donner tout le foin qui nous reste, et notre dernier sac d'avoine. Dans la journée, nous préparerons notre chargement, et vers la minuit, nous partirons.
 - Comme vous y allez ! dit le clerc. Vous croyez qu'on peut s'en aller comme ça ? D'abord, quand on verra passer vos charrettes chargées, vous serez immédiatement attaqués par des bandes armées qui parcourent la ville à la recherche de n'importe quelles nourritures, et qui pillent les caves des maisons pestiférées.
 - A minuit ? dit le notaire.
 - Surtout la nuit, dit le clerc.
 - Nous avons vingt-trois fusils, dit Maître Garin ; trente pistolets et plus de cent livres de poudre.
 - Au premier coup de fusil, d'autres bandes de pillards accourront en renfort. Et d'autre part, il y a des gardes à chaque sortie de la ville, afin que la contagion ne se répande pas dans tout le pays ...
 - Mais alors, que faire ? s'écria l'épicier, que la peur rendait hagard.
 - Sortir les uns après les autres, dit le clerc, en emportant quelques nourritures bien cachées sous nos habits ; et filer chacun pour soi.
 - Et les femmes ? dit Pancrace.
 - Et les enfants ? dit violemment Maître Passacaille. Vous voulez abandonner les enfants ?
Les femmes murmuraient. Le clerc ouvrit ses bras, ferma les yeux, haussa les épaules, mais ne dit rien d'autre. Il y eut un très long silence, que Maître Pancrace rompit, pour dire :
 - Venez dans mon cabinet.
Il entraîna le notaire, le clerc, l'armurier et le capitaine. Dès qu'ils furent partis, les femmes commencèrent à dire que ce clerc avait toujours voulu faire l'intéressant, qu'il n'avait sûrement pas eu la peste, et qu'il venait sans doute de passer deux mois chez quelque vieille maîtresse qui avait fini par le mettre à la porte. On l'accusait d'avoir toujours fait des farces, et d'avoir un mauvais fond. En conclusion, plusieurs déclarèrent qu'il n'y avait aucune raison de fuir, et que le plus sage était d'attendre, comme on avait fait jusque-là. Les hommes commençaient à être de leur avis, lorsque Pampette, le poissonnier, qui était de garde sous le toit, parut sur une porte.
 - Il y a, dit-il, un grand incendie dans le quartier de la Plaine Saint-Michel ...
Tous frémirent, car le clerc l'avait annoncé. Les femmes recommencèrent à pleurer, et les hommes s'avançaient vers la porte de Maître Pancrace, lorsque celui-ci parut sur la marche. Pampette lui fit son rapport.
 - Notre ami, dit Pancrace, nous l'avait annoncé et le sort qui nous est réservé n'est plus douteux : mais rien n'est perdu. Écoutez-moi bien, et obéissez-moi sans discussion, en toute confiance ...  Nous allons commencer tout de suite à charger nos voitures, et nous tendrons des bâches sur nos provisions. Sur ces bâches, des hommes, des femmes et des enfants s'étendront, à demi nus, pour représenter des cadavres pestiférés : je me charge de leur donner une apparence épouvantable. D'autres, sous des cagoules, porteront des torches, et chanteront les psaumes du Miserere, tout en secouant les clochettes de la mort. Je suis sûr que notre cortège, au lieu d'attirer les pillards, va les mettre en fuite. En ce qui concerne les soldats qui veillent aux barrières, je ne les crains pas, et je vous promets que nous passerons sans aucune difficulté, si chacun joue le rôle que je lui donnerai. Préparez tout de suite le chargement des voitures, et surtout que les femmes n'essaient pas de nous encombrer avec des meubles de famille ou des souvenirs d'enfance, ou d'inutiles babioles qu'elles tiennent, presque toujours, pour l'essentiel : je vérifierai les chargements, et je n'accepterai rien que d'indispensable. Allez !
Les préparatifs du départ durèrent toute la journée. On graissa les roues, on soigna les bêtes, on entassa, sur les charrettes, les sacs de nourriture, les tonneaux de vin, les fusils, la poudre, le plomb et les étoffes. Puis Maître Pancrace fit forcer les caves du pauvre drapier.
 - A cette heure, dit-il, il n' a plus besoin de sa marchandise, tandis qu'elle nous sera d'un grand secours.
Il installa ensuite, dans sa propre salle à manger, un grand atelier de couture, avec une quinzaine de femmes, choisies parmi les plus habiles : elles commencèrent par confectionner une bonne vingtaine de cagoules noires, puis de longues blouses, puis des moufles, c'est-à-dire des gants qui n'avaient que le pouce. Enfin, penchées sur une gravure que leur donna Maître Pancrace, elles entreprirent, sous la direction du notaire, la confection de quatre uniformes de militaires, ou plutôt de quelque chose qui y ressemblait, sur les mesures de Garin le Jeune, de Bignon, de Pampette et du boulanger, et la soutane du clerc.
Cependant, Pancrace, qui avait disparu, revint au bout d'une heure : mais son entrée dans l'atelier fit pousser des cris aux femmes, et Maître Passacaille lui-même en fut stupéfait. En effet, le personnage qui parut était vêtu d'un grand uniforme d'officier. Son justaucorps bleu d'azur, sa culotte de peau blanche, ses bottes de cuir rouge à l'éperon d'argent, son épée à la garde d'or ciselé, son manteau blanc doublé de drap d'or et garni de vair formaient un ensemble d'un si grand luxe que les couturières, qui s'étaient levées, n'osaient plus s'asseoir.
 - Est-ce bien vous ? demanda le notaire.
 - Hélas non, dit Maître Pancrace : mais c'est pourtant le personnage que je fus.
 - C'est là un uniforme de capitaine des gardes du Roy !
 - Oui, dit Maître Pancrace, mais il y a une petite différence : le col de mon justaucorps est de velours jaune, ce qui indique que j'étais le chirurgien en chef de cette illustre Compagnie, avec le grade de capitaine...
Il y eut un murmure d'admiration, et le docteur ajouta, à voix basse :
 - J'ai même eu l'honneur, pendant la campagne de Hollande (il ôta son chapeau à plumes) de soigner l'auguste santé de Sa Majesté le Roy.
Une petite larme perla au coin de son oeil, et le notaire se découvrit à son tour.
 - Sa Majesté, dit le docteur avec émotion, était incommodée par des vents continuels, et dont la violence effrayait son cheval : je réussis à les dompter, et depuis ce jour-là, je restai attaché à son Auguste Personne jusqu'au triste jour de sa mort.

Après un silence, Pancrace changea de ton, et dit brusquement :
 - Reprenez vos ouvrages, je vous prie, et occupez-vous de la vareuse du capitaine, qu'il faut honorer de deux galons d'argent ...
Après un déjeuner rapide, les travaux furent repris en grande hâte, car on voyait dans le ciel, à peu de distance, d'énormes volutes de fumée, et des cendres légères commençaient à blanchir l'herbe des jardins. Il n'y avait encore aucun danger véritable, mais l'odeur de l'incendie prouvait l'urgence de la fuite.
Cependant, Pancrace et Maître Passacaille s'étaient retirés dans l'étude du notaire, où ils faisaient d'ordinaire leur partie d'échecs. Mais ce jour-là, ils ne touchèrent pas aux tours d'ivoire que portaient de petits éléphants. Maître Passacaille commença par tailler, avec beaucoup de soin, deux plumes d'oie ; puis il ajouta une pincée de suie raffinée à son encre. Enfin, il arracha d'un registre une belle page de papier notarial, et se mit à recopier, de sa belle écriture moulée, quelques lignes dont Pancrace avait composé le modèle : c' était un laissez-passer en bonne forme, pour le commandant de la barrière de la Rose. Il en sécha l'encre avec une pincée de poudre d'or, qu'il fit rouler d'un bout à l'autre de la feuille. Enfin, prenant dans l'un de ses cartons un acte de vente que l'échevin Moustier était venu signer dans son étude, il en copia la signature avec une aisance si grande et une exactitude si parfaite que Pancrace s'écria :
 - Quelle merveille . C'est à croire que vous avez fait ça tous les jours de votre vie.
 - Non, dit modestement le notaire. Pas tous les jours, mais chaque emploi a ses nécessités...
Il exécutait fort bien celles du sien, car il sortit bientôt un sceau de plomb, aux armes de la Ville de Marseille, et l'imprima bellement au bas de la page, sur une pastille rouge de cire chaude d'où sortait un ruban bleu. Alors, il contempla son ouvrage, se frotta vivement les mains, et déclara.
 - Celui-ci est particulièrement réussi, et Monsieur l' échevin Moustier lui-même n' oserait pas jurer que c'est un faux...
Il roula le précieux papier, le lia d'un ruban bleu plus large que le premier, et le remit à Pancrace.
 - Maintenant, dit celui-ci, nous allons certainement prendre plaisir à la fabrication de faux pestiférés.
Ils descendirent dans son cabinet : là, le clerc et l'épicier avaient préparé, sur son ordre, toutes sortes d'ingrédients dans une bonne douzaine d'assiettes. Il y avait du bouchon brûlé, de la colle, de la confiture, du miel, de la cire, de la poudre de safran, du plâtre, de la suie, de l'étoupe, et toutes sortes de pâtes colorées. Avec ces ingrédients, Maître Pancrace arrangea artistement une quarantaine de visages et de corps et prouva que s'il ne savait pas guérir les bubons il savait du moins en faire d'admirables. Ce fut si bien réussi que ces malheureux se faisaient peur entre eux, et que quand les deux premiers reparurent dans les jardins, plusieurs femmes s'évanouirent, tandis que Papet, toujours à quatre pattes, aboyait plaintivement. Quand les pestiférés furent prêts, on s'occupa des pénitents : ils revêtirent la blouse, la cagoule, et les gants, puis on leur distribua des clochettes, arrachées aux portes d'entrée. Enfin, on alluma, pendant quelques minutes, les torches résineuses empruntées aux pins des jardins. La nuit tombait, rougeoyante, vers la Plaine Saint-Michel, et les fugitifs firent leur dernier repas en silence, dans la grande écurie bien fermée, à cause de l'âcreté de la fumée qui descendait, plus épaisse, sur les jardins. Les faux pestiférés n'étaient pas trop à leur aise, car leurs enduits séchés leur tiraient la peau du visage ; et à cause du mouvement de leurs mâchoires des bubons tombaient à chaque instant dans la soupe.
Le repas fut très court. Beaucoup de femmes pleuraient à l'idée de quitter leur maison et leurs meubles : elles auraient voulu tout emporter, et le docteur, en contrôlant le chargement des véhicules, avait fait rejeter un chat, deux grands portraits de vieillards et cinq poupées d'une vieille bigote qui n'avait jamais eu d'enfants. Comme elle se lamentait à voix haute, quelques paroles d'amitié et une claque sur le museau consolèrent la sanglotante . Après le dîner, on entendit ronfler l'incendie, qui était pourtant encore assez loin. Maître Pancrace, avec un calme parfait, compléta la mise en scène. Les charrettes furent alignées en face de la porte charretière, et les pestiférés prirent place sur les bâches.
Pancrace, bravant la pudeur, en voulut quelques-uns absolument nus ; puis il disposa quelques jambes pendantes, convenablement noircies, deux ou trois bras ensanglantés de grumeleuses confitures, qui retombaient au bord des ridelles, et il déforma quelques visages, bossués par des croûtons placés entre la joue et la gencive ; et au sommet de chaque bosse, il traça un gros point rouge cerné de noir . Enfin, dans plusieurs narines, il enfonça de la pulpe d'olives noires, qui semblait en avoir coulé. On trempa les cagoules dans un vinaigre, on alluma les torches, on ouvrit sans bruit les battants de la porte. Alors, Pancrace, dans son bel uniforme, monta dans sa petite voiture, dont le vieux Guillou tenait les rênes ; et il prit la tête du cortège, qui se mit en marche sans bruit. A deux pas derrière lui, le capitaine galonné, sa longue-vue en bandoulière. Puis, quatre soldats, le mousquet sur l'épaule. Enfin, un prêtre - qui n'était autre que le clerc ; s'avançait, un livre ouvert à la main, précédant les charrettes, qui roulaient lentement entre deux haies de pénitents, qui portaient les torches allumées.
Comme on ne voyait personne, la procession s'avança d'abord en silence, et descendit jusqu'au boulevard qui était la route de la liberté ; mais au moment d'y pénétrer, Maître Pancrace se retourna, et leva le bras. Les clochettes tintèrent lugubrement, et la psalmodie monta sourdement des cagoules ...
Le clerc n'avait pas menti. La ville paraissait abandonnée, et les quinquets qui d'ordinaire éclairaient les rues n'avaient pas été allumés. Mais à la lueur de leurs torches, ils distinguèrent bientôt quelques cadavres étendus sur le trottoir, dans le ruisseau ou recroquevillés sous les porches, dans des postures étranges ... Ils virent aussi des pillards : mais au passage du cortège, leurs silhouettes entrevues disparaissaient en courant dans la nuit. Ils marchèrent ainsi plus d'une heure, dans la longue rue bordée de platanes, dont les pavés inégaux faisaient tressauter les charrettes. Comme tous fuyaient à leur approche, et que la ville semblait déserte, leur inquiétude première s'était transformée en un sentiment de sécurité, et les faux pestiférés, sur les charrettes, commencèrent à échanger des plaisanteries à voix basse, et à pinçoter les plus jeunes pestiférées, qui n'étouffaient qu'à grand-peine des éclats de rire charmants. En arrivant à Château-Gombert, où Pancrace pensait qu'on allait trouver le poste de garde, il envoya le capitaine pour rétablir l'ordre dans le convoi, et réduire les morts au silence. Bien lui en prit, car il vit, au détour de la route, quatre lanternes allumées, tandis que brillait le fenestron d'un petit bâtiment de planches. Deux soldats s'avancèrent, le fusil à la main.
 - Halte !
Pancrace s'arrêta, et se tournant vers le convoi, il cria à son tour :
 - Halte !
Puis, s'avançant vers les soldats, il demanda brusquement :
 - Où est votre officier ?
 - Il dort, dit le soldat, Et nous n'avons pas besoin de lui pour vous interdire le passage.
Personne ne doit sortir, sous peine de mort.
 - Il dort ! cria Pancrace avec une grande indignation. Quand toute une ville agonise, quand la contagion menace la France entière, il dort ?
Les soldats, surpris, n'osèrent répondre, mais l'un d'eux, levant sa lanterne, fit deux pas vers le docteur. Il découvrit alors les détails du rutilant uniforme, que la nuit embellissait ; se tournant vers les deux autres, il cria :
 - Présentez armes !
Ce qu'ils firent aussitôt.
 - S'il dort, s'écria Pancrace, nous allons le réveiller . Conduisez-moi près de lui.
Mais ils n'eurent pas besoin d'entrer dans la cabane, car le dormeur, éveillé par les commandements, venait vers eux, tout en remettant en hâte sa tunique. un autre lanternier était venu à ses côtés. Dès qu'il vit Pancrace, il s'immobilisa selon le règlement. Comme il ne portait qu'un galon, le docteur lui parla de très haut.
 - Lieutenant, dit-il, je suis fâché de constater qu'un homme qui a de si grandes responsabilités se réfugie dans le sommeil.
 - Monsieur l'officier, répondit l'autre, assez embarrassé, suis de garde ici depuis quatre jours, et la résistance humaine a des limites. D'autre part, quand par hasard je cligne un oeil, l'enseigne que voici me remplace.
Et il montrait une silhouette qui s'avançait dans l'ombre.
 - Enseigne, dit sévèrement Pancrace, où étiez-vous donc ?
 - Monsieur l'officier, répondit l'enseigne, la nature a non seulement des limites, mais elle a aussi des besoins.
Alors, Pancrace esquissa un sourire, et dit : - Bien répondu. Puis, sur un ton dégagé, il dit :
 - Messieurs, venez avec moi, car il n' est pas nécessaire que vos hommes entendent ce que j'ai à vous dire. Sur quoi, il se dirigea d'un pas décidé vers la baraque dont il referma la porte avec soin. Une chandelle brûlait sur la table de bois blanc, près d'un grabat.
 - Messieurs, dit-il, la mission dont je suis chargé doit rester secrète, afin de ne pas affoler la population. La peste qui dévaste Marseille n'est encore que la forme la moins dangereuse de cette maladie : mais les chirurgiens viennent de constater une centaine de cas de peste noire. Si cette forme du fléau se propage, c'en est fait de notre ville, et peut-être de notre pays. Je suis chargé, avec les galériens qui m'accompagnent sous ces cagoules, d'aller ensevelir ces terribles cadavres en les jetant dans l'ancienne mine de charbon qui se trouve près d'Allauch.
 - Pourquoi ne les a-t-on pas brûlés ? demanda l'enseigne.
 - Parce que, selon les chirurgiens, les vapeurs qui s'en dégageraient, avant qu'ils ne fussent réduits en cendres, suffiraient à contaminer toute la ville. Il sortit alors de son justaucorps un rouleau de papiers qu'il déplia soigneusement sur la table.
 - Voici les ordres, dit-il. Je vous les laisse, car ils vous sont adressés par le commandant, dont l'autorité fait merveille, et qui est d'ailleurs mon vieil ami. La chandelle éclaira les cachets, les sceaux, les signatures, et la belle écriture notariale de Maître Passacaille. Pendant que les deux officiers regardaient avec respect le laissez-passer, Maître Pancrace ajouta :
 - Je ne crains qu'une chose : c'est que mon cher Andrault Langeron, notre bailli, qui se dévoue jusque dans les hôpitaux, ne succombe lui-même à la contagion. Ce serait une grande perte pour notre ville, et pour le royaume.
Il sortit, et le lieutenant fit en grande hâte ouvrir la barrière. Puis il cria à ses hommes :
 - Éloignez-vous de ces chariots, si vous faites cas de votre vie.
Le cortège se mit en marche, sous les yeux des deux officiers.
 - Je me permettrai de regretter, dit le lieutenant, qu'un officier de votre rang soit exposé à un si grand risque.
 - C'est bien aimable à vous, dit Pancrace. Mais en de pareilles circonstances, le risque doit être égal pour tous. Il leur offrit une prise de tabac, et remonta dans sa voiture, tandis que six soldats lui présentaient les armes, et que les officiers qui avaient tiré leurs épées lui rendaient les honneurs. Alors, il remonta dans sa voiture, salua largement les officiers, et le cortège se remit en marche dans la nuit, tandis que les gardes de la barrière, effrayés par la peste noire, couraient au tonneau de vinaigre.
Dès qu'ils furent hors de la vue des soldats, pancrace fit taire les clochettes et les psaumes, puis fit éteindre les torches. Sur la route déserte, la lueur des étoiles les éclairait assez. Enfin, il donna l'ordre de hâter le pas, par crainte d'une poursuite, au cas où les officiers en viendraient à concevoir des doutes sur la valeur du laissez-passer. Ils marchèrent ainsi pendant deux heures, et l'aube enfin se leva sur la réussite de l'expédition.
A droite de la route s'étendait une grande forêt de pins mêlés d'yeuses ; lorsqu'un chemin de bûcherons se présenta, Pancrace y fit entrer son cheval, et tout le cortège suivit sous le couvert. Ils atteignirent bientôt une grande clairière, couverte d'une herbe drue, et toute fleurie de coquelicots. Pancrace arrêta son cheval, mit pied à terre et cria " Halte ! "
Alors, les pénitents ôtèrent leurs gants et leurs cagoules, tandis que les pestiférés bondissaient sur la route et que les femmes soulevaient les bâches. Tous riaient de joie, comme des enfants, et ils se lançaient leurs bubons, tandis que les chevaux broutaient avidement malgré leur mors. On entendit soudain un appel : c'était le petit mercier, qui s'était enfoncé sous le bois ; il avait trouvé une mare, et tous coururent s'y laver.
Assis sur une grosse pierre~ Maître Pancrace avait tendu ses bottes à Guillou, qui le déchaussa et frictionna ses orteils meurtris, Cependant la vieille Aliette préparait pour son maître ses vêtements habituels. Auprès de lui, le notaire et Garin s'étaient assis dans l'herbe.
 - Mes amis, dit Pancrace, nous avons réussi la première moitié de notre affaire. Cependant, ces gentils officiers risquent fort d'être détrompés par le premier inspecteur qui passera : c'est pourquoi je quitte ce costume trop aisément reconnaissable. Déshabillez aussitôt les soldats, et cachez dans un ballot ces costumes qui nous dénonceraient. Nous sommes maintenant à une demi-lieue d'Allauch ; regardez, à travers les arbres, cette batterie de moulins à vent qui couronne la colline... Son existence vous prouve que le mistral y souffle généreusement. Il fait ainsi la prospérité de ce bourg : il en fait aussi la salubrité. Je suis persuadé que la contagion n'y est pas venue, et qu'elle n'y viendra jamais. Nous allons donc demander asile à ses habitants.
 - Je crains bien, dit le notaire, qu'ils ne refusent de nous accueillir.
 - Si nous leur proposons de faire une quarantaine dans la forêt, dit le capitaine, ils n'auront plus de raison de nous craindre.
 - D'ailleurs, dit Pancrace, j'ai là-haut un grand ami, qui est meunier. Il s'appelle Léonard Gondran, et c'est mon frère de lait. Ce doit être un homme assez important dans son village, et je suis sûr qu'il parlera pour nous.
Les pestiférés revenaient de la mare, tout propres et guillerets, et ils réclamaient quelque chose à manger. Ils avaient tous grand appétit. Le petit mercier se mit à jouer de la flûte, et pour dégourdir leurs jambes ankylosées, les pestiférés mangèrent en dansant dans les coquelicots.
Les femmes avaient fait bouillir des pommes de terre, on avait ouvert un petit baril d'anchois, un estagnon d'huile, et deux grands bocaux de confitures, qu'ils étalèrent sur du biscuit de mer. Ils mangèrent de grand appétit, tandis que le soleil soulevait doucement les nuages qui s'appuyaient sur l'horizon. Dès qu'il fut sorti, la troupe entière se leva. Le notaire, debout sur une grosse pierre, remercia solennellement le ciel, puis ils se remirent en marche, en bavardant comme des promeneurs du dimanche. Cependant, dans cette campagne verte et fraîche, Pancrace se disait que malgré l'heure matinale on aurait dû voir quelques paysans à l'ouvrage, et qu'on aurait eu profit à les interroger. Mais ils ne virent personne, et le médecin commença à craindre que la peste ne fût installée dans les environs. Il se trompait. Ce n'était pas la peste qui avait chassé les paysans : C'était la peur. Ils marchèrent plus d'une heure, et virent enfin, au bout d'une colline, une batterie de moulins à vent.
 - Voilà Allauch ! dit le docteur. Nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre, et souriez. Au bout de quelques minutes, on distingua un groupe d'hommes qui, du haut d'une éminence, regardaient venir les arrivants.
Le capitaine développa sa lorgnette, les visa un instant, et dit :
 - Ils ont des fusils.
 - A la vérité, je le craignais un peu, dit le docteur. Mais il s'agit de les rassurer.
Si nous avançons en chantant, ils n'auront pas peur de nous. Il entonna aussitôt un joyeux Noël de Provence, et toute la troupe donna de la voix, tandis que le clerc, marchant à reculons, battait la mesure. Le groupe d'hommes ne bougeait pas, mais tout à coup, une voix forte retentit.
 - Halte !
A vingt pas devant les chanteurs, un homme sortit de la haie. Le cortège s'était arrêté, et le docteur s'avança vers lui.
 - Restez à dix pas, dit l'homme. Où allez-vous ?
 - Nous allons à Allauch, dit Pancrace.
 - Et d'où venez-vous ?
 - Nous venons de la banlieue de Marseille, dit le docteur.
 - Alors, dit l'homme, vous nous apportez la peste. Nous ne pouvons pas vous recevoir.
 - Nous ne sommes pas contaminés, dit Pancrace. Nous étions dans un quartier parfaitement sain. Je suis médecin, et je puis vous dire ...
 - Tout ce que vous pourrez me dire n'a aucune importance, Tout ce qui vient de Marseille est pourri. On ne peut pas vous recevoir. Et n'essayez pas d'avancer. A partir de ce gros olivier, on vous tirera des coups de fusil.
Maître Garin fit un pas en avant, et dit :
 - Nous aussi, nous avons des fusils.
 - Je le vois bien, dit l'homme. Mais si nos guetteurs sonnent du clairon, vous verrez arriver cinq cents hommes, et on vous tuera j'usqu'au dernier. Il n'y a rien à faire. C'est peut-être cruel, mais c'est la peste qui est cruelle ; nous avons un millier de femmes et d'enfants.
- Je vous comprends, dit le docteur. Mais nous pourrions camper dans l'un de ces champs, sous votre surveillance, et si au bout d'une semaine aucun de nous ne donne le moindre signe de maladie ...
- Ce n'est pas possible, dit l'homme. Si nous vous laissons camper, dans quinze jours il y en aura des centaines, parce qu'il s'en présente à chaque instant ... Vous n'avez qu'à faire demi-tour.
 - Soit, dit le docteur. Mais avant de repartir je voudrais bien parler à mon frère de lait qui s'appelle Léonard Gondran. Est-ce possible ?
 - Ah ? Vous êtes le frère de lait de Gondran, celui des moulins ?
 - Oui, dit le docteur. Faites-lui dire, je vous prie, que le marquis de Malaussène a besoin de lui. Le gardien ôta son bonnet, et dit :
 - J'y vais tout de suite, Monsieur le marquis. Et il s'éloigna au pas de course.
Tous furent bien surpris d'apprendre que le médecin était un noble, et d'une des plus vieilles familles de Provence.
 - Comment. dit le notaire. Vous êtes le marquis de Malaussène, qui fut longtemps le médecin du Roy ?
 - Eh oui, dit Pancrace. J'ai eu le grand honneur de veiller sur l'auguste santé de Sa Majesté, notre bon roi Louis XIV et j'ai eu le grand chagrin de l'assister dans sa dernière maladie. Sa mort me frappa si fortement que j'ai quitté la cour après ses funérailles, pour consacrer mon activité à la science.
Les faux pestiférés se serraient autour de lui, tout fiers d'avoir été soignés par le médecin du Grand Roi, et définitivement rassurés sur leur avenir. Au bout d'une heure, on vit venir au loin deux mulets chargés de bâts, accompagnés par deux hommes : le guetteur ramenait Gondran, qui se mit à courir dès qu'il vit le marquis. C'était pourtant un vieillard d'une cinquantaine d'années, et ses cheveux étaient tout blancs. Mais il avait encore beaucoup de dents, et il semblait avoir gardé toute la force de sa jeunesse.