Que lire au temps du covid 19 ? Que lire
pour échapper à l’overdose des news, de fake-news et autre information
confidentielle diffusée en un clic à des millions de lecteurs ? Reprendre
ses classiques. Tout simplement.
S’offrir une heure en compagnie des plus belles
de nos plumes est aussi vital en ces temps d’épidémie que l’heure quotidienne
d’exercices physiques. Je vous propose de retrouver Pagnol.
Pagnol et sa langue… Pagnol et sa plume… Pagnol
et sa truculence… Pagnol et son humour… Pagnol si merveilleusement français…
Marcel Pagnol
Le Temps des amours
Chapitre 9
Les Pestiférés
… Et voici l'histoire que M. Sylvain nous conta,
assis sur une pierre rouge, en face de la Baume des pestiférés.
- En 1720
comme vous le savez, la peste dévasta Marseille.
- Je n'y
étais pas, et je m'en félicite.
- Nous
vous en félicitons également, dis-je.
- Et nous
nous en félicitons nous-mêmes, dit Yves.
- Mais les
Marseillais, dit M. Sylvain, n'eurent pas à s'en féliciter. Après la mort du
grand Louis XIV, le prince Philippe d'Orléans avait pris la régence du royaume.
Il y avait de grandes intrigues à la cour. Mais la France et particulièrement
la ville de Marseille, étaient en pleine prospérité. Les chroniqueurs du temps
nous disent que tous ces négociants sont si puissamment riches que la Noblesse
des villes voisines recherche leur alliance avec empressement. Leur principal
commerce se fait aux ordres du Levant, c'est-à-dire dans la Syrie, la Palestine
et l'île de Chypre, qui sont en Asie, d'où ils tirent, par la Méditerranée, des
cotons, des laines, des peaux, des soyes et quantité d'autres marchandises ...
C'est pourquoi Marseille était riche ; tous ses
habitants (sauf les fainéants et les galériens qui avaient là leur port
d'attache) vivaient fort convenablement. Or, il y avait dans cette ville
heureuse un tout petit quartier, encore plus heureux que les autres, et qui
était vraiment un coin de Paradis. Le Vieux-Port, le Lacydon des Grecs, n'était
rien d'autre qu'une baie minuscule, qui tenait la mer captive entre deux
petites chaînes de collines, au bout d'un vallon peu profond. En s'éloignant de
l'eau salée le fond de ce vallon remontait vers la chaîne de hauteurs qui
encerclent la ville. A huit cents mètres du Lacydon, il y avait, à flanc de
coteau, sur la droite, une éminence qui s'appela plus tard la colline
Devilliers. Elle était vêtue de quelques broussailles dans le bas mais on
voyait, contre le ciel au bout de la pente, une sorte de hameau soutenu par une
haute muraille dominée par les frondaisons d'une rangée de platanes
"umbrosa cacumena".
Il y avait là une placette rectangulaire entourée
sur trois côtés de maisons, dont plusieurs rez-de-chaussée étaient occupés par
des boutiques. Tout juste au milieu, sur une stèle moussue, un gros poisson de
pierre dont la tête sortait d'un rocher lançait jour et nuit un jet d'eau
limpide, qui retombait gracieusement dans une conque de grès. Une rue qui était
en somme une route arrivait par la droite du côté de la place Saint-Michel,
traversait la placette au ras des façades et en sortait par la gauche pour
descendre jusqu'à la rue de la Madeleine. Ces maisons étaient habitées par des
bourgeois assez riches à cause de la pureté de l'air et de la beauté du vaste
paysage que l'on découvrait en ouvrant les fenêtres. De plus derrière les
maisons il y avait de grands jardins qui étaient clos par un mur de pierre d'au
moins trois mètres de haut et au fond de ces jardins des écuries assez grandes
où logeaient un certain nombre de chevaux.
Comme il est naturel les habitants de ce petit
quartier pointu formaient une espèce de communauté et quoiqu'ils fussent
entourés de tous côtés par la ville ils vivaient à leur façon, un peu comme des
villageois. Ils dépendaient des édiles de Marseille et n'avaient aucun statut
particulier. Cependant, Maître Pancrace y régnait : c'était un personnage assez
mystérieux, puisque personne ne savait d'où il venait. Mais c'était un médecin
très estimé qui allait tous les jours en ville pour soigner les misères des
grands bourgeois, et même de Monseigneur l'Évêque. Il avait soixante ans ; il
était encore assez beau malgré ses rides et ses cheveux blancs, et, quoique
petit, il avait grand air. Sa barbe très blanche et taillée en pointe était
l'objet de tous ses soins, et comme il avait la main belle il la lissait élégamment,
ce qui faisait scintiller le diamant de son annulaire, diamant d'un éclat
bleuté et signe indiscutable d'une grande fortune, présente ou passée. Il était
sans doute assez riche, ou tout au moins il avait dû l'être. Sa maison au
centre même de la façade était la plus large de toutes quoiqu'il y vécu seul
servi par deux domestiques : dame Aliettes qui était disait-on une savante
cuisinière, et le vieux Guillous dont la mâchoire était tristement dégarnie
sous une moustache grisonnante car il avait presque cinquante ans.
Les autres notables du quartier étaient Maître
Passacaille, le notaire qui portait un grand nez frémissant entre deux favoris
noirs (d'un noir grisâtre qui était dû à un peigne de plomb), Garin le Jeune,
qui avait bien cinquante ans ; mais la longue survie de son père lui valait ce
plaisant qualificatif. Il était très grand, les joues creusées par deux rides
verticales, la moustache rare sous un nez plongeant, mais l'oeil vif, et les
dents belles. Il y avait aussi Maître Combarnoux, le drapier, qui passait pour
fort riche, car il fournissait les armées du roi. C'était un homme très grand,
et la pleine force de l'âge faisait briller sa barbe dorée. Il était rude et
parlait peu mais d'une voix forte et rauque, et toujours pour contredire. On ne
l'aimait guère, parce qu'il ne donnait pas prise à l'amitié. Mais c'était un
homme sobre et vertueux qui allait entendre la première messe chaque matin,
suivi de sa femme, de ses trois garçons et de ses cinq filles.
Dans la maison qui faisait le coin de la place,
au bout du parapet et qui surplombait le vide, habitait le Capitaine. C'était
Marius Véran, qui avait traversé trente fois l'Océan pour vendre des nègres aux
Amériques. Comme ses armateurs lui laissaient une part des profits, et que
c'était lui qui faisait les comptes, il avait rapporté de ses courses plus de
bel argent que n'en peut gagner un honnête homme. Il était généreux avec les
filles de joie qu'il amenait quelquefois chez lui (après la tombée de la nuit)
et lançait parfois, sur la placette une poignée de gros sous pour le plaisir de
voir se battre les enfants... Il avait perdu, dans quelque maladie africaine,
presque tous ses cheveux, mais la nudité de son crâne était égayée par une
longue balafre en zigzag qui lui donnait un air martial.
A côté de ces notables, il y avait quelques
petits commerçants, comme Romuald le boucher, gros et rouge comme il convient,
mais presque stupide quand il n'avait pas un couteau à la main ; Arsènes le
mercier-regrattier, qui était tout petit, et Félicien, le boulanger, dont les
brioches cloutées d'amandes rôties étaient fameuses jusqu'au Vieux-Port. Malgré
ses trente-cinq ans, il plaisait encore aux femmes, parce qu'il avait la peau
très blanche, peut-être à cause de la farine ; et la poitrine velue de poils
dorés. Il y avait aussi Pampette, le poissonnier ; Ribard, le menuisier boiteux
; Calixte, qui travaillait à l'arsenal des galères, et quelques autres, dont il
sera parlé plus tard.
Naturellement, il y avait des femmes, des
enfants, et des vieillards ; en tout, plus de cent personnes, qui vivaient en
paix, car il n'est pas nécessaire de mentionner ici les ivresses du capitaine
ni les querelles de ménage qui étaient d'ailleurs bien moins fréquentes
qu'aujourd'hui.
Quand venait la belle saison, il y avait, sous
les platanes feuillus, de grandes parties de jeu de quilles, enrichies de
gesticulantes querelles. Cependant, sur le parapet qui dominait toute la ville
et d'où l'on voyait briller la flaque du Lacydon, les notables étaient assis. Ils
parlaient de politique ou de commerce et de navigation. De temps à autre, les
vaincus du jeu de quilles, qui avaient perdu leur place dans le tournoi,
venaient les écouter, assis par terre en demi-cercle, comme les spectateurs des
théâtres antiques, pendant que les femmes remplissaient leurs cruches à la
fontaine, au son des quilles entrechoquées. Maître Pancrace avait toujours
réponse à tout, avec des vues originales, et pourtant raisonnables, sur tous
les sujets : on voyait bien que cet homme connaissait le monde, et peut-être
même Paris.
Un soir c'était au début du mois de juin, en
l'année I720, quand les platanes finissent de faire leurs feuilles dont la
grandeur est toujours proportionnée à la force du soleil, ce qui prouve que
Dieu est l'ami des joueurs de quilles ; le capitaine vit le docteur remonter de
la ville, dans la petite voiture que conduisait Guillou. Il alla au-devant de
lui, et lui proposa de venir déguster sur le parapet une bouteille de vin
muscat qu'il était sur le point de boire tout seul.
- Je veux
bien, dit Maître Pancrace. Je veux bien, car j'ai grand besoin de chasser des
idées déplaisantes qui me mettent en souci.
- Ma foi,
dit le capitaine, la politique n'a pas tellement d'importance, et tout ce que
l'on dit sur le Régent et sur une guerre possible, je m'en moque comme d'une
guigne. Car si jamais les Anglais...
- Il ne s'agit pas des Anglais, ni de politique,
dit Maître Pancrace.
Le capitaine remplit deux gobelets et demanda :
-
Auriez-vous des soucis personnels ?
-
Personnels et généraux, dit Maître Pancrace.
Il leva son verre, le regarda par transparence,
et le but d'un trait. Cependant, d'autres compères, qui avaient vu la
bouteille, s'avançaient, le gobelet à la main. Le capitaine éclata de rire, et
courut chercher une autre bouteille, pendant que les arrivants saluaient le
docteur.
- Mes
amis, dit-il quand il revint et tout en enfonçant le tire-bouchon, il va
falloir boire trois coups de suite à la santé de Maître Pancrace, car notre ami
a des soucis.
- Et
lesquels ? demanda le notaire.
- Il
s'agit plutôt d'une inquiétude dit le docteur, et peut-être injustifiée. Du
moins je l'espère.
Il but un second verre de vin, pendant que le
capitaine remplissait les gobelets. Puis, comme il vit que tous attendaient
qu'il parlât, il reprit :
- Mes
amis, j'ai passé la journée aux Infirmeries du Port, en compagnie de M.Croizet,
chirurgien - major de l'Hôpital des Galères, et de M. Bozon, un autre chirurgien
de mérite, qui a fait plusieurs voyages au Levant, et qui connaît bien les
maladies de ces pays, qui sont fort malsains. Les échevins nous avaient
convoqués pour examiner les cadavres de trois portefaix des infirmeries, dont
on craignait qu'ils ne fussent morts de la peste.
A ces mots, tous s'entre-regardèrent, et une
grande inquiétude marqua les visages.
- Et alors
? demanda Maître Passacaille.
- Eh bien,
mes confrères ont été formels ! Il ne s'agit pas de la peste, et ils l'ont
dit fort clairement dans leur rapport à Messieurs
les échevins.
- Mais
vous, qu'en pensez-vous ? demanda le capitaine.
Maître Pancrace hésita, puis dit :
- J'ai
refusé de conclure. Certes, je n'affirme pas que ces malheureux sont morts de
la peste. Mais j'ai vu certains bubons qui m'ont laissé quelques doutes... Il
vit que ses amis s'écartaient un peu de lui, comme effrayés.
-
Rassurez-vous, leur dit-il. Pour examiner cette pourriture, nous avions quitté
tous nos habits, et revêtu des blouses trempées dans un vinaigre si puissant
que la peau m'en cuit encore. Et de plus, avant de partir, nous avons fait
grande toilette médicale. D'ailleurs, c'est peut-être à tort que je m'inquiète,
car depuis que j'ai bu ces deux verres de vin, il me semble que mes confrères
ont eu raison.
- Il y a
tant de maladies qui nous viennent par les navires ! dit le capitaine. Je
connais cent sortes de fièvres, et c'est toujours la même chose : une grande
chaleur de la peau, des plaques rouges, des plaques noires, du pus, des
vomissements, et on n'y comprend rien... Quand il en meurt beaucoup, on dit que
c'est la peste, et ceux qui restent meurent de peur.
- Surtout
à Marseille ! dit le clerc, qui venait d'arriver. Il s'appelait Norbert
Lacassagne, il avait trente ans et se croyait du Nord parce qu'il était de
Valence. Il enseignait le solfège, la mélodie, la fugue et le contrepoint : les
Marseillais n'étaient pas fous de musique, et c'est pourquoi le clerc avait les
fesses petites. Mais il avait le coeur grand, et une jolie lumière dans les yeux.
-
Qu'est-ce que tu as encore à dire sur Marseille ? dit Garin le Jeune.
- J'ai à
dire, répondit le clerc, que je suis venu ici il y a cinq ans, et que depuis
cinq ans j'ai entendu annoncer au moins trois fois par semaine que la peste
venait d'éclater aux Infirmeries.
- C'est
assez vrai, dit Maître Passacaille. Mais il faut dire que nous avons de bonnes
raisons de la craindre !
- Les
historiens, dit Maître Pancrace, ont relaté dix-neuf épidémies de peste dans
cette ville. Trois ou quatre furent d'assez courte durée, mais chacune des
autres dévasta la cité pendant plus d'une année, et la laissa presque
déserte...
- Il en reste le souvenir dans les familles, dit
le notaire... J'ai encore dans mon étude
un grand nombre de testaments qui furent rendus
vains, car tous les héritiers étaient morts en même temps que le testateur...
- Et moi,
dit Garin le Jeune, ma famille aurait totalement disparu en l'année I649 si par
bonheur l'un de mes ancêtres, qui était armurier dans un régiment du roi, ne se
fût trouvé en Alsace au moment de l'épidémie. Onze Garin étaient morts de la
contagion, et c'est de la seule souche de ce militaire exilé que la famille put
repartir...
- Je
comprends, dit le clerc, que ces souvenirs soient un peu effrayants. Mais
cependant, nous ne sommes plus à l'époque de l'ignorance, et les bateaux
n'entrent plus dans les ports aussi librement qu'autrefois... Il y a des
visites, des patentes nettes, des quarantaines...
- Il est
évident, dit Maître Pancrace, que nous sommes mieux protégés qu'autrefois, et
que notre science a fait d'immenses progrès... Et il me semble tout à fait
certain qu'en cas d'épidémie...
A ce moment s'éleva la voix rauque et puissante
du marchand drapier, qui venait d'arriver.
- En cas
d'épidémie, dit-il, il est tout à fait certain que la volonté de Dieu sera
faite, comme toujours, et que tous vos soins n'y changeront rien... Ce qui
importe, c'est d'être prêt à partir, comme je le suis, car j'arrive de
confesse... Il fit un large sourire satisfait. Puis il ajouta :
- Est-ce
vrai que l'on a des raisons de craindre la... maladie ?
- Quelques
soupçons seulement, dit Maître Pancrace.
- Dieu
reconnaîtra les siens ! dit solennellement Maître Combarnoux. Sur quoi, il
tourna les talons et s'en alla vers sa maison.
- Ma foi,
dit le clerc, voilà un homme bien heureux d'avoir une foi si parfaite ! Il ne
sourira peut-être pas autant quand son tour viendra de faire le saut !
- Allons,
dit Maître Pancrace, je me sens tout à fait ragaillardi, et je vous conseille, jusqu'à
nouvel ordre, de n'y plus penser, car nos inquiétudes n'y changeraient rien... Faites donc votre partie de quilles ; moi, je
vais me plonger dans mes livres, à tout hasard...
Quelques jours se passèrent, sinon sans une vague
inquiétude, mais sans angoisse. Les Marseillais oublient assez facilement les
pires soucis. Quelques rumeurs de la ville montèrent cependant jusqu'à la
placette : on disait que le chirurgien des Infirmeries, l'un de ceux-là mêmes
qui avaient nié le danger, était mort de la peste, avec toute sa famille : mais
comme il s'agissait de rapports de bouche à oreille, entre gens qui n'avaient rien
vu par eux-mêmes, on n'y crut pas entièrement, d'autant moins que chaque soir, lorsque
rentrait Maître Pancrace, à tous ceux qui accouraient aux nouvelles, le docteur
répondait :
- Rien de
certain pour le moment. Soyez tranquilles : si la contagion se déclare, je
serai le premier à vous en avertir. Mais il paraissait toujours soucieux et les
hommes ne jouaient plus aux quilles.
Ce fut le 10 juillet dans l'après-midi que Maître
Pancrace rentra de bonne heure, au galop du petit cheval. Seul le capitaine,
sur le parapet, fumait pensivement son brûle-gueule.
-
Capitaine, dit Maître Pancrace, réunissez tous les hommes chez moi, le plus tôt
possible, J'ai une grave nouvelle à leur annoncer. Tâchez de ne pas leur parler
devant les femmes ni devant les enfants. Sur quoi il rentra chez lui,
précipitamment.
Une heure plus tard, les hommes étaient assemblés
dans le grand salon du docteur : ils étaient sombres et pensifs, car ils
savaient déjà quelle nouvelle ils allaient apprendre, d'autant plus clairement
que la servante leur avait dit :
- Maître
Pancrace est en train de se baigner dans une eau vinaigrée, et il m'a ordonné
de brûler ses vêtements.
- Tous ses
vêtements ? demanda le notaire.
- Tous
ceux qu'il portait sur lui, dit la vieille Aliette. Oui, sa chemise de fil, son
jabot de dentelle, ses grands bas de laine d'Écosse, la belle redingote bleue
et ses souliers à ganse de soie... Tout cela, mes bons messieurs, c'est
maintenant de la cendre dans le fourneau de la cuisine !
La grandeur d'un tel sacrifice prouvait la
gravité du danger, et le silence devint plus lourd... Enfin, la porte s'ouvrit
sans bruit, et Maître Pancrace parut. Il était vêtu d'un long drap de bain, qui
lui donnait l'allure d'un sénateur romain. Ceux qui étaient assis se levèrent :
il alla s'adosser à la cheminée.
- Mes
amis, dit-il, je vous demande d'abord de ne pas perdre la tête, vous êtes des
hommes, et je vous crois capables de supporter le choc d'une très grave
nouvelle. Mon devoir et mon intérêt me commandent de vous avertir. Il est malheureusement
certain que la maladie dont tout le monde parle, c'est la Peste.
- C'est
donc que Dieu l'a voulu, dit paisiblement le drapier.
Les autres restèrent un moment muets comme des
pierres, puis le notaire, d'une voix qui parut assourdie, demanda :
- Vous
avez vu des pestiférés ?
- On
reconnaît maintenant, dit Maître Pancrace, que les deux portefaix de l'autre
jour étaient bien morts de la peste, car un troisième, qui faisait équipe avec
eux, vient d'en mourir à son tour... Deux grands médecins de Montpellier sont
venus tout exprès pour en faire l'autopsie, et leurs conclusions n'admettent
aucun doute sur la nature de la maladie. D'autre part, le bruit qui courait de
la mort du chirurgien et de toute sa famille vient de m'être confirmé par
messieurs les échevins, qui jusqu'ici avaient gardé secrète cette grave
nouvelle. On ne peut douter que ces pauvres gens soient morts, eux aussi, par
la contagion des portefaix que le chirurgien avait soignés.
Le clerc Norbert, qui arrivait de la ville, dit
alors :
- Maître,
je crois pouvoir vous rassurer, car j'ai justement rencontré un de mes amis,
qui est l'assistant d'un médecin de l'hôpital. Il m'a déclaré que la contagion
est en effet aux Infirmeries, mais que c'est là un accident fréquent. Les
Infirmeries sont bien organisées pour combattre la peste, et il est tout à fait
certain qu'elle n'en sortira pas.
- Il est
tout à fait certain, dit Maître Pancrace, que cette fois elle en est sortie.
Garin le Jeune ouvrit énormément ses yeux, puis la bouche : mais il ne put
parler.
- Peste !
s'écria le capitaine.
- C'est
bien le cas de le dire, répondit le clerc.
- Et où
est-elle ? demanda Maître Passacaille, qui gardait tout son sang-froid.
- En deux
ou trois endroits, dit le docteur. A la place de Lenche, un marinier nommé
Eissalène en est mort voici plus d'une semaine. Ces jours-ci, un tailleur nommé
Creps est mort avec toute sa famille à la place du Palais. Enfin, ce matin
même, je viens de voir mourir une nommée Marguerite Dauptane sur le trottoir de
la rue de la Belle-Table. Ce n'est pas encore la grande épidémie, mais je vous
déclare que toute la ville est en danger. Dans un grand silence, Maître
Pancrace alla s'asseoir dans un fauteuil, et but à petites gorgées un grand bol
de bouillon que la vieille Aliette venait de lui apporter .
- Elle est
en danger, dit enfin le drapier, à cause de ses fautes et de ses crimes, qui
sont innombrables, et qui durent depuis trop longtemps. Dieu a eu patience jusqu'ici,
mais il me semble que sa colère commence, et qu'elle ne s'arrêtera pas de
sitôt.
- Notre
bon Maître Pancrace, dit le clerc, voit peut-être les choses en noir.
- Je vois
les choses en noir, dit Maître Pancrace, parce que la morte que j'ai vue était
précisément toute noire.
- Si c'est
la peste noire, dit le capitaine, toute la ville va y passer. Car si seulement
on regarde un pestiféré, le fil de ce regard suffit pour le passage de la maladie.
- Ce n' est pas tout à fait exact, dit Maître
Pancrace. Mais il est vrai que les esprits subtils qui sont les agents de la
maladie se propagent à une vitesse incroyable sur le moindre souffle d'air.
- Mais dès
maintenant, demanda Maître Passacaille, que devons-nous faire ?
- Pour le
moment, notre danger n'est pas pressant. Nous jouissons ici d'un air excellent,
parce que nous sommes au plus haut de la ville et qu'il est souvent purifié par
le mistral. Mais nous devons prendre un certain nombre de précautions. Par
exemple, nous ne laisserons pas les enfants sortir des jardins qui sont adossés
à la colline, et où aucune personne étrangère ne pourra leur apporter la
contagion. Nous-mêmes, ainsi que nos femmes, nous ne descendrons plus à la
ville, sauf en cas de nécessité, et nous n'irons en aucun cas dans les
quartiers qui entourent le port. Les provisions et nourritures, je conseille
d'aller les chercher du côté des collines, et le plus loin possible, car la
contagion se fait aussi par les aliments. Enfin, tous ceux qui auront été
obligés de quitter notre placette pour aller à leurs affaires devront dès leur
retour prendre un bain d'eau vinaigrée et se savonner du haut en bas, très
consciencieusement. Ce sont des précautions peu obligeantes, mais qui suffiront
à nous préserver, du moins pour le moment. Si la situation s'aggrave,nous
aviserons en temps voulu.
Le lendemain matin, Maître Pancrace réunit chez
lui le boucher, le boulanger et l'épicier. Il remit à chacun d'eux quelques
pièces d'or et leur dit :
- Mes
amis, il faut penser à l'avenir. Vous allez atteler vos chevaux, et vous allez
partir en expédition dans les villages du Nord, qui doivent être encore
parfaitement sains. Toi, Romuald, dit-il au boucher, il faut que tu nous
rapportes quelques moutons vivants, et cinq ou six cochons salés. Toi,
boulanger, autant de sacs de belle farine que ta charrette en pourra porter. Et
toi, dit-il enfin à l'épicier (qui s'appelait Bignon, mais qu'on appelait
Pampette), prends des légumes secs, comme pois-chiches et lentilles, mais
prends surtout cinq ou six tonneaux, non pas de vin, mais de vinaigre, et le
plus fort que tu pourras trouver.
- J'en ai
déjà quatre fûts dans ma cave, dit pampette, et je crois...
- Je
crois, interrompit Maître Pancrace, que si l'épidémie ne s'arrête pas, nous
pleurerons de n'en pas avoir assez... D'autre part, apportez-moi plusieurs
bottes de rue, de menthe, de romarin et d'absinthe ; en les faisant macérer
dans le vinaigre, nous obtiendrons une liqueur qui s'appelle le Vinaigre des
Quatre Voleurs, et qui a fait merveille pendant la peste de Toulon, il y a tout
juste soixante-dix ans. Ce n'est pas un remède à la maladie, mais cette lotion
est un préservatif des plus efficaces, parce qu'il détruit les insectes
invisibles qui propagent la contagion. Maintenant, allez, mes amis mais ne
voyagez pas ensemble, afin de ne pas trop attirer l'attention et surtout,
prenez soin de bien couvrir vos chariots d'une bâche, qui cachera leur
chargement...
Les trois chariots partirent dans l'heure, et ne
revinrent qu'à la tombée du jour. Ces trois hommes avaient bien rempli leur
mission. L'un était allé du côté d'Allauch, à cause des moulins à blé, l'autre
vers Simiane, et le troisième vers Aubagne. Ils déclarèrent que sur leurs
parcours tout leur avait paru tranquille, et que les paysans qui les avaient
fournis n'avaient même pas posé de questions. Mais à ce moment même, Maître
Garin le Jeune, qui revenait de la ville (où il était allé acheter de la
poudre), leur déclara (de loin, car il n'avait pas encore pris son bain d'eau
vinaigrée) qu'il avait vu des rues presque vides, un grand nombre de boutiques
fermées, et qu'il avait rencontré un certain nombre de personnes qui
circulaient sous des cagoules vinaigrées... Il aurait parlé plus longtemps si
le docteur ne l'avait renvoyé d'urgence faire sa toilette.
Le rapport des approvisionneurs compensant en
quelque sorte celui de Garin le Jeune, les gens de la placette ne furent pas
alarmés outre mesure, et chacun dormit comme à l'accoutumée, sauf Maître Pancrace,
qui se promena dans sa chambre jusqu'à l'aube. Le lendemain matin, vers huit
heures, comme chacun vaquait à ses occupations, on entendit soudain sonner le
glas, à l'église de la Palud, puis à Saint-Charles, puis aux Accoules. Cela
n'étonna personne, car on savait bien qu'il y avait chaque jour une dizaine de
funérailles. Mais la brise apporta le son des cloches du Pharo, puis de celles
d'Endoume, et les Catalans sonnèrent à leur tour. Maître Pancrace sortit sur sa
porte, et il écouta. Assis au bord du parapet, le clerc et le capitaine
écoutaient aussi, quand la Joliette entra dans cette lamentation, puis
l'Estaque, puis Saint-Henri, puis la lointaine chapelle du Rove, qui profita de
la brise de mer pour lancer quelques notes dans ce triste concert.
- Je
n'aime pas cette musique, dit Maître Pancrace.
- Il est
certain, dit le clerc, que les menuets de M. Lulli sont bien plus agréables à
l'oreille, et surtout à l' esprit... Mais pour moi, je ne crois pas encore que
ce soit la peste. Mon ami l'assistant de l'hôpital m'a dit que nous étions à la
saison des fièvres malignes, et que les marais de l'Huveaune répandent en ce
moment un venin très subtil qui est la cause de cette petite contagion. Il y a
aussi, en même temps, une recrudescence de la grande vérole, à cause de ces
deux régiments venus de Toulon, et mon ami l'assistant...
- Ton ami
l'assistant, dit brusquement Maître Pancrace, n'est qu'une andouille, qui se
croit un savant parce qu'il donne des clystères. Je te dis que la Peste est
lâchée dans la ville, et qu'au moins la moitié de ces gens vont périr.
- Je ne
doute pas de votre science, dit modestement le clerc, mais j'espère que pour la
première fois de votre vie vous vous trompez... En tout cas, comme il faut que
j'aille en ville pour recevoir le prix de mes leçons de ce mois, je vous
rapporterai des nouvelles fraîches avant midi.
- Plaise à
Dieu, dit Maître Pancrace, que tu ne nous rapportes rien d'autre.
Le clerc se leva, sans pouvoir retenir un petit
sourire, salua fort poliment, et s'en alla d'un pas léger.
Le capitaine le regarda s'éloigner avec un air
d'inquiétude, puis il se leva, et mit ses mains en porte-voix ; - 0 Norbert !
Le clerc s'arrêta un instant, et se retourna.
- Si tu
prends la peste, cria le capitaine, ne reviens pas crever ici !
Le clerc leva ses deux bras arrondis au-dessus de
sa tête, sauta légèrement pour battre un entrechat, retomba en génuflexion, et
sur le bout de ses doigts envoya un baiser vers la placette. Puis il mit ses
poings sur ses hanches et descendit la côte en dansant. Maître Pancrace passa
la journée dans son cabinet, à compulser ses livres de médecine et d'histoire.
Vers les midi, la vieille Aliette, sans dire un mot, vint dresser un couvert
sur la petite table, devant la fenêtre, et servit ensuite, sur un long plat
d'argent, un loup grillé sur un lit de fenouil. En passant devant son maître,
elle murmura très bas :
- Ce sera
froid...
Maître Pancrace, le nez dans un très gros livre,
répéta, d'une voix lointaine et sans timbre : - ça sera froid... mais ne dit pas
autre chose.
Les glas sonnaient toujours au loin, et Maître
Pancrace lisait : "Prenez un brin de rue au plus haut de la plante ; un
grain d'ail, un quartier de noix, un grain de sel de la grosseur d'un pois.
Mangez cela tous les matins, et vous pouvez être assuré d'être prévenu de la
peste."
Il haussa les épaules, tourna la page, et tomba
sur le remède du médecin allemand Estembach. La recette en était fort complexe,
et lui parut intéressante, mais l'auteur de l'ouvrage ajoutait en note :
"Il fit prendre ce remède à quatorze personnes, qui en moururent
sur-le-champ : ce qui fut cause que nous ne voulûmes plus que ce médecin vît
d'autres malades."
Cependant, il continua sa lecture toute la
journée, les poings aux tempes, sans un regard pour le beau poisson qui
l'attendait sur son lit de fenouil...
Il lut au moins deux cents recettes ; ce n'était
que thériaque, scorsonère, genièvre, sel ammoniac, antimoine diaphorétique,
oignons blancs et limaces écrasées... Les auteurs du livre parlaient de "
bons résultats", "adoucissement des souffrances", et de
"quelques guérisons surprenantes". Cependant, dans leurs conclusions,
les auteurs proclamaient que "les seuls remèdes vraiment efficaces étaient
la Prière de saint Roch et la bénédiction de saint François".
Comme le soir venait, le bon médecin referma son
livre, se leva, et vint rêver devant sa fenêtre. Des enfants jouaient sur la
placette au chat perché, aux billes, à la marelle... Il regardait avec
tristesse ces innocents, si pleins de vie et de gaité, et que menaçait une mort
affreuse, lorsque les jeux s'arrêtèrent, et il vit que les enfants regardaient
tous du même côté, avec une curiosité inquiète : et soudain, tous prirent la
fuite vers les maisons, dont les portes claquèrent. Maître Pancrace ouvrit sa fenêtre,
et se pencha pour voir la cause de leur effroi. Dans la rue qui venait de la
Plaine Saint-Michel, il vit s' avancer un terrible cortège. Deux hommes, vêtus
de longues blouses grises, le visage caché sous une cagoule et les mains
gantées de noir, marchaient les premiers. Leur main droite dressait une torche,
leur main gauche agitait sans arrêt une clochette de cuivre. Derrière eux, on
entendait grincer des essieux, et sonner sur le pavé les fers des chevaux... A
mesure qu'ils se rapprochaient, Maître Pancrace distingua comme une psalmodie,
et il reconnut bientôt les paroles du Miserere.
Tout le monde fut bientôt aux fenêtres, et
l'effrayant cortège défila longuement... Il y avait quatre charrettes,
escortées par les pénitents noirs. Chacun portait un flambeau, et chantait les
terribles paroles, sous la cagoule mortuaire. Les morts étaient entassés
pêle-mêle : on les avait jetés sur ces chariots, et quelquefois du haut d'une
fenêtre... Un bras pendait, une jambe se balançait au bord d'un plateau sans
ridelle, près d'une tête renversée, le menton pointé vers le ciel et la bouche ouverte...
Beaucoup étaient nus. Sur le dernier véhicule, assis à l'arrière et adossé à un
tas de cadavres, il y avait un mort tout habillé, en redingote de chasse, avec
des bottes de cuir bleu, et un jabot de dentelle blanche sous un menton noir
comme du charbon... Comme un moine marmonnant passait juste sous sa fenêtre,
Maître Pancrace l'interpella :
- Mon
frère, où allez-vous ?
- Au
cimetière des Chartreux, dit le frater. Il n'y a plus de place ni à
Saint-Charles ni à Saint-Michel.
- Mais
comment se fait-il qu'en si peu de temps... ?
- Il se
fait que les bonnes gens tombent comme des mouches, et qu'on n'a même plus le
temps de les confesser... Pour moi, je crois que mon épreuve est presque finie,
car j'ai un gros bubon qui me pousse sous le bras gauche. Je crois que
j'arriverai au cimetière, mais j'ai bon espoir de n'en pas revenir...Tandis
qu'il parlait, un sang noirâtre suintait aux coins de sa bouche. Pancrace
referma brusquement sa fenêtre et courut se laver la figure au vinaigre,
pendant que les chants funèbres s'éloignaient... et le médecin n'eut pas besoin
d'appeler ses voisins : ils arrivèrent chez lui en foule, comme pour se mettre
sous sa protection. Le vestibule était bondé, et comme tous ne pouvaient
entrer, Maître Pancrace les pria de sortir dans son jardin, pour y discuter de
la situation.
Pendant que tout ce monde prenait place, on vit
arriver Maître Passacaille, le notaire, roulé dans un drap trempé de vinaigre,
car il remontait de la ville. Il était très pâle, et son visage était crispé
par une sorte de rictus : mais son regard était net et brillant, comme
d'ordinaire, car c'était un homme courageux.
- Mon cher
ami, dit-il au docteur, j'ai voulu en avoir le coeur net et j'ai visité
plusieurs quartiers, sous une cagoule vinaigrée, afin d'éviter, s'il est
possible, la contagion. Le cortège qui vient de passer vous a tous frappés de
terreur : eh bien, sachez que j'en ai vu au moins cinquante, et plusieurs
étaient composés d'une dizaine de chariots. Depuis deux jours, la contagion
s'est répandue comme la foudre, depuis les Catalans j'usqu'à l'Estaque, et il a
fallu rompre les fers de cinquante galériens, à qui l'on a promis la liberté
pour leur faire ramasser les morts dans les rues. J'ai vu mon ami Estelle,
l'échevin : tous ces messieurs sont au désespoir. Trente-deux chirurgiens et
seize médecins sont morts en trois jours. On a fait appel à ceux de
Montpellier, de Toulon, d'Aix et d'Avignon. Il en est arrivé, m'a-t-il dit,
seize, ce matin même. A trois heures, l'un d'eux était mort... Tous les
religieux de la ville sont en campagne, avec un dévouement admirable. J'en ai
vu, agenouillés sur les trottoirs, pour confesser des mourants. Voilà ce que
j'avais à vous dire... Maintenant, comme je ne suis pas sûr d'avoir évité la
contagion, je vais m'enfermer pendant trois jours dans ma cave, où j'ai fait
porter quelques nourritures. Je n'en sortirai que le quatrième jour, avec la
certitude d'être sain. Si par malheur le fléau m'a touché, laissez-moi mourir
solitaire, et ne risquez pas la vie de tous pour me donner une sépulture : murez
simplement la porte et le soupirail.
- Vous
risquez donc, dit le drapier, de mourir sans confession ?
- Je
prends ce risque, dit Maître Passacaille, pour l'amour de ces enfants, et je
crois que le bon Jésus, qui les aime particulièrement, daignera confesser
lui-même le vieux fripon de notaire que je suis.
Sur ces paroles étonnantes, Maître Passacaille
fit demi-tour, et s'en alla sur ses longues jambes vers sa cave, où
l'attendaient six bouteilles de vin autour de quatre poulets rôtis.
- Voilà un
bien grand honnête homme, dit Maître Pancrace, et qui nous a donné grand
exemple. Maintenant, asseyez-vous sur l'herbe, et écoutez-moi. "Je me suis
posé, depuis quelques jours, une très grave question : ne devrais-je pas,
puisque je suis médecin, partir pour la ville, et donner mes soins à ces
milliers de malheureux ? J'y laisserais très probablement ma vie : mais
n'est-ce pas une mort honorable pour un médecin ?
- Non,
non, crièrent plusieurs voix.
- Restez
avec nous ! Restez avec nous ! disaient les femmes.
- Attendez
un instant, dit Pancrace. Car il faut que je justifie par avance la conduite
que je vais tenir. "Je connais la peste,
puisque j'ai soigné des milliers de malheureux pendant l'épidémie de Hambourg,
en Allemagne... J'ai parlé souvent de ce
fléau, avec mes confrères, et j'ai étudié tout ce qui fut écrit à ce sujet, non
seulement en langue française, mais en latin, en anglais et en allemand. Ma conviction
est faite, et je suis de l'opinion de M.Boyer, le très grand médecin de la
marine de Toulon. " La peste, a-t-il écrit, est une maladie cruelle que
l'on ne guérit pas, qui se communique, et dont les vrais préservatifs sont la
flamme et la fuite." L'historien grec Thucydide était déjà de cet avis. Il
existe plusieurs centaines de remèdes : mais il est absolument prouvé qu'ils ne
servent à rien, sinon à précipiter la fin des malades, ce qui, en somme, n'est
pas un mal, mais n'est pas le but que nous voudrions atteindre. "Je crois
donc que soigner les pesteux, c'est soigner des morts, tandis que notre devoir,
c'est de préserver les vivants... "
Il y eut un long murmure, fait de soupirs de
soulagement, et même de quelques petits rires.
- Est-il
possible, poursuivit Pancrace, de vous préserver du fléau ? Il attendit
quelques secondes, et dit avec force :
- Oui.
A ce moment, on entendit la voix de Maître
Passacaille ; elle sortait du soupirail, et elle disait :
- Estelle
m'a dit qu'il n'y avait eu aucun malade chez les chanoines de Saint-Victor, qui
ont pris la précaution de murer les ouvertures de leur couvent !
- J'allais
justement dire, s'écria Pancrace, que dans toutes les épidémies les ordres
religieux cloîtrés n'ont même jamais entendu parler du fléau qui faisait rage
autour de leurs couvents . Eh bien, mes amis, nous allons suivre leur exemple,
qui est fort peu honorable pour des moines qui devraient tout sacrifier à la
charité chrétienne, mais qui convient parfaitement à des citoyens chargés de
famille. Nous allons d'abord accepter, de bonne volonté, une discipline
rigoureuse : à partir d'aujourd'hui, personne ne sortira d'ici.
Le drapier bourru parla brusquement :
- Et la
Sainte Messe ? Il me faut descendre tous les jours, avec toute ma famille,
jusqu'à l'église de la Madeleine et j'avise ceux qui n'y vont guère d'ordinaire
que c'est peut-être le moment d'y assister tous les matins, et plutôt deux fois
qu'une ! Et il regardait fixement Maître Pancrace, qu'on ne pouvait guère citer
en exemple pour sa piété.
- Je vous
déclare, dit le docteur, qu'il faut renoncer à la messe pour quelque temps. Le
Bon Dieu qui nous voit saura bien que ce n'est pas par manque de zèle : il
n'ignore pas, en effet, qu'une église, comme d'ailleurs tous les lieux de
réunion, est un trés dangereux foyer de contagion. Tout le monde ici connaît la
fermeté de votre foi ; mais si en revenant de la messe vous rapportez la Peste
dans notre petite communauté, est-ce que vous aurez agi en bon chrétien ?
- Je
trouve, dit le drapier avec force, qu'il faut être un bien grand mécréant pour
admettre qu'il est possible de prendre la peste en écoutant la Sainte Messe !
Je dis que les bons chrétiens n'ont rien à craindre du fléau ! Pour moi, tant
que mes jambes pourront me porter , je ne manquerai pas un seul jour d'aller
assister au divin sacrifice. Ca ne m'est jamais arrivé depuis ma première
communion, ça ne m'arrivera pas demain !
- Ainsi
donc, dit Maître Pancrace, vous avez décidé de nous rapporter ici l'infection
et la mort ?
- Je n'ai
pas la prétention de rien décider, dit le drapier, d'un ton rogue. C'est Dieu
qui décide seul, et vos efforts pour échapper à sa volonté sont non seulement
ridicules, mais impies. S'il lui plaît de nous envoyer la peste ou la mort, il
est fou de prétendre lui résister, et je ne vous soutiendrai pas dans cette
entreprise criminelle, qui ne peut aboutir à rien. Je vous préviens donc que
demain matin j'irai à l'église avec toute ma famille, après quoi, je me rendrai
à Saint-Barnabé pour voir mon frère, dont je n'ai pas eu de nouvelles depuis
cinq jours, et je rentrerai chez moi demain soir, ne vous en déplaise. Sur
quoi, il enfonsa son chapeau sur sa tête, et sortit.
- Voilà un
honnête imbécile, dit Maître Pancrace, qui nous coûtera peut-être la vie.
- Oh que
non ! dit le capitaine. Il n'y a qu'à l'enfermer dans une cave avec toute sa
famille...
- S'il
revient demain soir, c'est ce que nous ferons, dit Maître Pancrace.
- Et
pourquoi ne pas l'enfermer tout de suite ? demanda Garin le Jeune.
- Parce
que, dit le docteur, j'espère que ce qu'il va voir demain lui rendra la raison,
et que c'est en tremblant qu'il nous réclamera le vinaigre sauveur. Parlons
maintenant de notre organisation, car il va falloir vivre comme des assiégés.
Avons-nous des provisions suffisantes ?
- En tout
cas, dit Maître Garin, l'eau ne nous manquera pas. La fontaine n'a jamais coulé
avec tant de force...
- Je
crois, dit le docteur, qu'il serait sage de ne pas nous en servir. Cette eau
vient du bassin des Chartreux, qui est alimenté par l'Huveaune et il suffirait
qu'un pestiféré tombât dans cette rivière, ou seulement y rafraîchit ses
bubons, pour que cette eau soit empoisonnée. Nous ne boirons que l'eau des
puits.
- Il y en
a bien quatre mètres dans le mien, dit Maître Garin, ce qui fait, à mon estime,
un bon millier de cruches.
- Chez
moi, dit Bignon l'épicier, je n'en ai que deux mètres, mais le niveau se
maintient toute l'année... Si j'en tire avec excès pour l'arrosage, il est vrai
qu'il baisse un peu, mais il remonte dans la nuit...
- Donc,
dit Maître Pancrace, pas de crainte pour l'eau... Maintenant, la nourriture.
Bignon l'épicier s'avança.
- Avec ce
que nous avons apporté à nos derniers voyages, mes caves sont grandement
garnies. J'ai d'abord une bonne douzaine de barils d'anchois, que j'avais fait
venir de Toulon bien avant la catastrophe, et dix caisses de morues saléées.
J'ai toute une cave de pommes de terre, cinq barils d'huile d'olive, de grands
bocaux d'épices, cinq ou six sacs de pois chiches (ils ont été un peu attaqués
par les charançons, mais il n'y aura qu'à les trier) et deux cents livres de
lentilles. Et puis, dit-il en riant, j'ai mes courges en bois !
Il avait en effet acheté, à un capitaine
espagnol, une petite cargaison de courges, qui n'avaient de courges que le nom.
C'étaient des sphères de bois, pareilles à de gros boulets de canon, et presque
aussi dures. Mais quand on les sciait en deux, on y trouvait bel et bien une
pulpe blanche, savoureuse, et nourrissante. Cependant, les clientes de Patrice,
effrayées par l'aspect et la sonorité de cet étrange légume, lui avaient laissé
pour compte la plus grande partie de la cargaison. Il s'en consolait, en disant
:
- L'écorce
est imperméable, et ça reste frais pendant quatre ans ! Mais son fils, qui
était d'un caractère enjoué, préconisait l'ouverture d'une fabrique de
bilboquets.
- Est-ce
qu'il vous en reste beaucoup ? demanda Maître Pancrace.
- Il y en
a deux caves pleines jusqu'au plafond ! dit le fils.
- Elles
vont peut-être nous sauver la vies dit le médecin. Et toi, boulanger, combien
as-tu de farine ? Le beau boulanger réfléchit fortement, car il avait l'esprit
très lent, et dit enfin :
- J'ai
douze balles de farine, qui doivent faire au moins douze quintaux de cent livres
.
- Combien
cela fait-il de kilos de pain ?
- Un peu
plus du double, dit le boulanger. Mais ce qui me manquera, c'est le bois ! Je
n'en ai que pour une semaine...
- Si c'est
nécessaire, dit Maître Pancrace, nous brûlerons nos parquets. Mais nous n'en sommes
pas encore là !
- Et puis,
dit Garin le Jeune, l'hiver n'a pas été dur, et il en reste, des provisions,
dans toutes les caves...
On entendit alors parler le soupirail ; le
notaire disait .
- Il m'en
reste au moins deux charretées !
- Comment
vous sentez-vous ? lui cria Pancrace.
- Un peu
chaud, cria le notaire. Mais je crois que c'est à cause des deux bouteilles de
vin que je viens de boire, et qui m'ont grandement revigoré !
- C'est
sûrement le vin, cria encore Pancrace. Maintenant, essayez de dormir !
- Je ne
peux pas ! cria le notaire. Ce que vous dites m'intéresse trop ! Continuez !
Continuez ! Demandez au boucher ce qu'il a !
Le gros Romuald s'avança, un peu intimidé, et il
dit très vite :
- J'ai la
moitié d'un boeuf, un veau et trois moutons. Si nous sommes une centaine, ça
peut nous faire quinze jours. Peut-être trois semaines, si la viande se
conserve...
- Ma cave
est glacée, dit le docteur . Je la mets à ta disposition.
- Et si ça
dure plus de trois semaines ? dit le notaire.
- Ma foi,
dit le docteur, il y a dans les écuries ma mule, la vôtre, et les deux chevaux
du boucher.
- Vous
voulez manger mes chevaux ? dit le boucher horrifié.
- Nous
voulons vivre, dit le docteur . Et toi aussi, tu veux vivre. Si on les mange,
on t'en achètera de plus beaux après.
Enfin, dans un élan de générosité, chaque commère
vint avouer la liste de ses provisions : il était d'usage, à cette époque, de
garnir les placards et les resserres aussi complètement qu'on le pouvait, car
le ravitaillement, même dans une grande ville n'était pas toujours assuré comme
il l'est aujourd'hui. Les grands-mères triomphèrent avec un si grand nombre de
pots de confitures que Garin le Jeune les soupçonna d'exagérer (en quoi il se
trompait) et les ménagères déclarèrent trente toises de saucissons, plusieurs
douzaines de jambons, des sacs de Châtaignes sèches, de la farine de maïs, des
pois chiches, des lentilles, des haricots, le tout en quantités si grandes que
Maître Pancrace se frotta les mains joyeusement, et déclara :
- Mes
amis, je pense qu'avec un peu d'économie nous pourrons tenir au moins quatre
mois. D'ici là, les légumes que nous allons planter dans nos jardins auront
mûri, ce qui nous donnera un ou deux mois de plus, si c'est nécessaire :
c'est-à-dire que nous sommes sauvés.
Alors, le capitaine s'avança, et dit, de l'air
d'un homme offensé :
- Et moi ?
On ne me demande rien ?
- Un homme
seul, dit Pancrace, n'a pas beaucoup de provisions...
- Parce
que vous oubliez le principal, dit le capitaine. Moi, je puis mettre à la
disposition de la communauté quatre barriques de bon vin, c'est-à-dire près de
mille bouteilles : deux tonnelets de rhum, un petit fût d'eau-de-vie, et plus
de cent bouteilles de liqueurs différentes, comme marasquin, aguardiente,
schnaps, kirsch et brandevin, qui sont les meilleurs remèdes du monde. On lui
fit à voix basse des acclamations.
- Et
maintenant, dit Maître Pancrace, je vous conseille d'aller dîner de bon
appétit. Mais vous viendrez ensuite défiler chez moi, je vous examinerai l'un
après l'autre, afin d'être certain de ne pas enfermer le loup dans notre
bergerie... A tout à l'heure. Au loin, les glas sonnaient toujours, mais déjà
tous reprenaient courage, à cause du plan du docteur. Tandis que chacun
rentrait chez soi, on entendit, une fois encore, la voix de Maître Passacaille,
qui appelait le capitaine, et le négrier courut au soupirail.
- Qu'y
a-t-il ? Etes-vous plus mal ?
- Non, dit
le notaire d'une voix forte. J'ai l'impression que je vais vers la guérison.
Mais je crois qu'elle serait hâtée si vous m'apportiez l'une de ces bouteilles
dont vous avez parlé tout à l'heure !
- Voilà une idée raisonnable, dit le capitaine. Et
il partit en courant vers sa cave.
Après le dîner, Maître Pancrace examina d'abord
les enfants : comme ils n'avaient pas quitté la placette depuis deux semaines,
la revue fut assez vite faite. Ce fut ensuite le tour des hommes : presque tous
étaient allés à la ville, et l'examen du docteur fut minutieux. Il les faisait
étendre tout nus sur la table, et il examinait d'abord toute la surface de leur
peau. Puis il flairait leur haleine, examinait leur langue et leur gorge,
tâtait leur pouls, palpait leur ventre, leurs aisselles, leurs aisnes, à la
lumière de quatre flambeaux. Chaque fois qu'il disait : "Celui-ci est
sain", la vieille Aliette s'approchait, et frictionnait l'homme avec le
bon vinaigre des Quatre Voleurs ; alors, il sautait de la table, et il éclatait
de rire. Vers la minuit, ce fut le tour des femmes, puis des demoiselles.
Quatre commères vinrent tenir les flambeaux. On remarqua que Maître Pancrace
apportait beaucoup de soin à cet examen : il resta parfois plus d'une minute à
caresser la blanche peau d'une rougissante demoiselle, puis il cherchait de
fort près, et pour ainsi dire du bout du nez, la moindre trace d'écorchure, ou
le plus petit bouton . c'est que la peste est une maladie fort insidieuse qui
débute parfois à très petit bruit. Enfin, vers les trois heures du matin, tout
fut fini, et le docteur déclara qu'en toute certitude la peste n'était pas
entrée dans leur retraite, et ce fut une rumeur de joie. Garcin fit toutefois
remarquer que Maître Combarnoux et sa famille n'étaient pas venus à la visite,
et que le clerc n'était pas rentré.
- J'en
suis bien fâché pour ce jeune homme, dit Pancrace, et son absence n'est pas un
bon signe. Quant au marchand drapier, nous aviserons demain. Tout le monde alla
dormir .Tandis que Maître Pancrace se déshabillait, il lui sembla entendre une
sorte de plainte qui montait des caves... Il se reprocha de n'avoir pas pris de
nouvelles de Maître Passacaille, qui agonisait peut-être sur un tas de bois... Il
tendit anxieusement l'oreille. C'était bien la voix du notaire, mais elle ne se
plaignait pas. Elle chantait :
0 bergère vola-age
Dis-moi le secret de ton coeur,
Je veux dans ton corsa-age
Trouver le chemin du bonheur...
Vers les six heures du matin, la vieille Aliette
vint l'éveiller, ce qui ne fut pas facile.
- Maître,
dit-elle, le drapier s'en va .
Pancrace sauta du lit, et dans sa chemise de nuit
il courut à la fenêtre, et l'ouvrit toute grande. Maître Combarnoux était
occupé à régler la longueur des rênes de son cheval, qui était attelé à une
jolie carriole jardinière. Sur le siège, sa femme avait déjà pris place, et ses
cinq filles étaient installées sur le plateau derrière elle, sur de jolis
coussins bleus.
- Maître
Combarnoux, dit Pancrace, la nuit ne vous a donc pas porté conseil ?
- Au
contraire, dit le drapier. Elle m'a fortifié dans ma résolution d'ignorer la
peste, et de me soumettre humblement à la volonté de Dieu, sans rien changer à
mes habitudes.
- Dans ce
cas, puisque vous allez chez votre frère à Saint-Barnabé, je crois que vous
feriez bien d'y rester.
- Et
pourquoi ? dit brutalement le drapier.
- Parce
que, pour notre sécurité, nous serons forcés de prendre contre vous et votre
famille des mesures qui vous déplairont.
- Je
voudrais bien voir ça, dit le drapier, en ricanant vaniteusement.
- Vous le
verrez, dit Maître Pancrace. Et sans doute pas plus tard que ce soir !
Sur quoi, il referma la fenêtre, tandis que le
drapier faisait claquer son fouet.
Pendant toute la matinée, Pancrace dirigea les
derniers travaux. Il ordonna d'abord
aux hommes de pratiquer des brèches dans les murs
mitoyens des jardins, afin que l'on pût passer de l'un dans l'autre. Pendant ce
temps, il alla faire, avec une grande précision, l'inventaire des caves,
accompagné du capitaine, qui nota sur un vieux livre de bord les quantités et
la nature des nourritures disponibles. Enfin, il fit descendre des greniers
quelques vieilles paillasses, que l'on souilla de fumier, et de sang de lapin :
on les disposa dans la rue, comme si elles avaient été jetées par les fenêtres...
Dans le courant de l'après-midi, tous les volets
furent fermés, et l'on mit les barres aux portes. Puis, Pancrace alla se
pencher vers le soupirail de la cave du notaire, que l'on avait un peu oublié.
Il entendit, à sa grande frayeur, un râle étouffé.
- Le
malheureux, dit-il. Il l'appela, cependant... Au troisième appel, le râle se
tut, et fut soudain remplacé par une sorte de mugissement modulé, et Pancrace
distingua le notaire, assis sur une paillasse, qui bâillait à bras ouverts.
Puis, il se frotta les yeux, et dit, sur le ton de la surprise :
- Où
suis-je ?
- Dans
votre cave, dit Pancrace. Comment vous sentez-vous ?
- La
bouche pâteuse, et le cheveu raide ! dit le notaire... Et je me demande
pourquoi j'ai dans le nez une terrible odeur de rhum.
Toute la journée, la communauté travailla comme
une ruche : les enfants jouaient dans les jardins, sous la surveillance des
grands-mères : elles leur avaient fait des contes sur la présence d'un grand
méchant loup, qui ne faisait de mal à personne tant qu'on ne le réveillait pas,
mais qui accourait infailliblement au moindre cri. Les enfants jouaient donc en
silence, et quand par hasard un éclat de rire leur échappait, toute la troupe,
terrorisée, courait s'enfermer dans les écuries...
Vers le soir, on tint une conférence sur le
retour du drapier .
- Il ne
faut pas le laisser entrer, dit Garin le Jeune. J'ai déjà mis la barre à sa
porte. Puisqu'il tient à crever de la peste, il peut bien crever n'importe où.
- Il
ferait du bruit, dit le docteur. Il irait certainement se plaindre aux
autorités et je suis d'avis qu'il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur
nous... Il vaut mieux que l'on nous croie morts ou partis...
- Mais
alors, dit Bignons qu'est-ce qu'on va en faire ?
- Ils sont
sept dit le notaire. On ne peut pas les tuer tous !
- Il n'est
pas question de tuer personne, dit Pancrace.
- Pas
encore, dit le capitaine. Mais n'oubliez pas que la Peste Noire, c'est la mort
assurée pour le malade, et la mort possible pour ses voisins. Moi je trouve qu'un
mort possible a le droit de tuer un mort certain.
- Ceci me
semble raisonnable, dit Maître Pancrace. Mais Maître Combarnoux n'a pas encore
la peste, du moins à ma connaissance. S'il revient ce soir, nous essaierons
d'abord de le raisonner. Mais s'il persiste à vouloir nous infecter, alors nous
l'enfermerons dans la cave de Garin, qui se trouve sous l'écurie du milieu, et
dont le soupirail s'ouvre dans l'écurie. S'il veut crier, nous le
bâillonnerons. D'ailleurs, je suis persuadé qu'il ne fera pas grande
résistance, parce qu'il sera bien aise d'être mis en sûreté par force, et sans
manquer volontairement à ses devoirs, ce qui le déchargera de tout péché devant
Dieu.
- Je vais,
dit le capitaine, préparer un sac bien épais pour lui mettre sur la tête, et
des cordes pour le ligoter.
- Et mois
dit Garin, je vais débarrasser ma cave, car je suis sûr que ce fanatique... Mais
il ne put achever sa phrase, car la vieille Aliette entra soudain, et dit :
- Voilà
Maître Combarnoux qui arrive : je l'ai vu par le fenestron de la cuisine.
Maître Pancrace monta en courant au premier étage
de sa maison : le notaire, Garin et le capitaine le suivirent. Pancrace ouvrit
lentement un volet... Devant la porte du drapier, juste à gauche, sa jardinière
était arrêtée. Sur le siège, il n'y avait personne. Mais sur le plateau, la
femme et les quatre filles étaient couchées les unes sur les autres... Elles
avaient des visages noirs et rouges, et horriblement enflés : la mère serrait
encore dans ses bras la plus petite, qui avait l'air d'une poupée goudronnée...
Sur les trois marches, devant la porte, Maître Combarnoux était plié en deux...
Il gémissait à grands ahans, et tomba soudain sur les genoux, tandis que son
chapeau dur de feutre bleu roulait sur le trottoir... Il fit encore un grand
efforts pour lever vers la serrure la grosse clef brillante de sa maison : mais
sa main retomba, comme morte, et lâcha la clef qui tinta sur les pierres... et
il gémit :
- Au
secours ! Au secours ! Ouvrez-moi !
- Maître
Combarnoux, dit Pancrace d'une voix un peu tremblante, vous ne pouvez plus
entrer ici maintenant...
- Pour
l'amour de Dieu, dit le pauvre homme, ouvrez-moi, et soignez-moi !
- Pour
l'amour des hommes, dit Maître Pancrace, n'essayez pas d'entrer ici : il n'y a
que des hommes sains, et des femmes et des enfants... Vous avez pris ce mal par
votre faute, ne venez pas en infecter les autres.
Le drapier poussa un profond soupir, et gémit :
- Dieu m'a
abandonné...
- Ne le
croyez pas, dit le Capitaine, puisqu'en ce moment même il vous rappelle à lui.
- Ma femme
et mes enfants sont morts...
- Parce
qu'il n'a pas voulu vous séparer ! dit le notaire.
-
Donnez-moi au moins à boire, dit le drapier, avec un cri déchirant.
- Je vais
vous descendre un cordial, dit Pancrace, mais je ne peux pas vous cacher qu'il
n'y a plus rien à faire.
- Je le
sais bien, murmura le drapier ... Mais c'est quand même terrible qu'un homme de
ma condition agonise dans la rue...
- C'est
peut-être mieux que de mourir chez vous, dit le capitaine. Vous n'avez pas de
plafond sur la tête et votre âme ira droit au ciel !
A ce moment, au bout d'une ficelle, Garin le
Jeune fit descendre un cruchon de vin blanc frais... Dans un grand effort, le
moribond se traîna à plat ventre sur le trottoir, et saisit enfin le cruchon
d'une main tremblante... A grand-peine, il finit par le porter à ses lèvres.
Mais il rejeta la première gorgée dans un hoquet épouvantable, et elle fut
suivie d'un flot de sang noir...
- Maître
Combarnoux, dit Pancrace, il vous reste encore un peu de vie... Faites un
effort, et essayez de vous asseoir sur les marches de mon escalier, le dos
appuyé contre ma porte...
- A quoi
bon ? haleta le mourant.
- Ce sera,
dit Pancrace, une bonne action, la dernière de votre vie, parce que votre
dépouille fera peur aux bandits qui vont peut-être venir nous attaquer, et vous
sauverez ainsi la vie de trente petits enfants que vous connaissez ...
Alors, le gros drapier bourru, secoué par les
hoquets de l'agonie, et vomissant à chaque mouvement une boue sanglante, rampa
jusqu'aux marches... Il y resta un instant immobile, et le capitaine dit :
- C'est
fini. Il est mort.
Mais il rassemblait, à travers les tortures de sa
chair pourrie, les dernières forces de son coeur. Et soudain, par un effort
suprême, il réussit à se retourner : alors, en quatre spasmes horribles, il fit
remonter son dos contre la porte, et sur sa poitrine, pour la dernière fois, il
joignit les mains. Aliette, qui avait passé sa tête sous le bras de son maître,
cria soudain :
- Vous
voyez l'Ange ? Regardez l'Ange !
Ni Pancrace ni le capitaine ne le virent : mais
ils regardaient, stupéfaits, sur la pauvre face noire et boursouflée, un grand
sourire de lumière et de bonheur.
A la nuit tombée, Garin le Jeune et le boucher
furent longuement équipés par Maître Pancrace : Il leur fit mettre trois
chemises à chacun, puis des blouses qui tombaient jusqu'aux pieds, ajouta des
gants de toile et des cagoules qui descendaient jusque sur leur poitrine,
enfin, ils furent longuement arrosés de vinaigre des Quatre Voleurs. Ils
prirent alors deux crocs de bûcheron, qui servent à tirer les troncs d'arbres,
et sortirent.
Le cheval, toujours attelé à la jardinière
funèbre, était allé s'appuyer au tronc d'un platane, et il dormait debout sans
le moindre souci. Ils le ramenèrent devant la porte de Pancrace, et au moyen de
leurs crocs ils firent tomber les cinq cadavres qu'ils arrangèrent artistement
autour du drapier mort, dont le menton, maintenant, pendait horriblement sur un
jabot de dentelle sanglant.
La vie des reclus s'organisa avec une rigueur
presque militaire. Les glas, qui avaient remplacé l'Angelus, les réveillaient
au premier soleil, et la journée commençait par l'examen de tous les membres de
la colonie, qui défilaient devant le médecin, installé sous le grand figuier du
notaire. La fièvre la plus légère était suspecte, le moindre bobo paraissait
promesse de bubon. On isolait aussitôt le malade dans une cave repeinte à neuf,
et on le baignait de vinaigre comme un cornichon : il n'en sortait qu'au bout
de trois jours. Après la visite les femmes faisaient le ménage, sans le moindre
bruit. Les jeunes filles qui s'occupaient des petits enfants qui jouaient dans
les jardins, et le notaire, assis sous le figuier, faisait à mi-voix la classe
aux plus grands, secondé par le capitaine, qui leur enseignait la géographie.
Pendant ce temps, Garin le Jeune, pour occuper
son temps, dessinait un mousquet d'un nouveau modèle, le boucher mettait des
viandes à mariner (pour les conserver), l'épicier sciait ses courges de bois,
et le boulanger pétrissait la pâte. Il n'allumait son four qu'après minuit, tous
les trois ou quatre jours, car il fallait attendre que le vent soufflât, pour
disperser la fumée qui aurait pu les trahir. Ceux qui n'avaient rien à faire
s'occupaient du jardinage, mais il fallait tirer l'eau des puits directement,
je veux dire sans passer par les poulies, qui grinçaient, comme c'est
l'habitude des poulies de puits. Les pois chiches sortirent bientôt, puis les
lentilles, puis les haricots, et Maître Pancrace se frottait les mains
joyeusement.
A midi, tous mangeaient ensemble dans la grande
écurie du docteur, dont on avait fait une salle commune. Puis, après la sieste qui
durait jusqu'à cinq heures, les femmes cousaient et tricotaient, les hommes
jouaient aux cartes, aux dames polonaises, aux échecs et les bonnes vieilles
racontaient des histoires aux enfants.
Cependant, dans le grenier de la maison de
Pancrace, qui était la plus haute, il y avait toujours un homme qui veillait à
l'oeil-de-boeuf, pour avoir des nouvelles du port et de la ville. On le
remplaçait toutes les deux heures, et il venait faire son rapport au docteur. Au
commencement, le guetteur voyait passer des convois de charrettes, il voyait
courir des passants ou défiler en rangs des équipes, que le capitaine, avec sa
longue-vue, reconnut pour des forçats, dont on avait rompu les fers. Tous
portaient sur l'épaule une longue perche, terminée par un croc de fer . Aucun
bateau n'entrait plus au port, mais on en vit partir un grand nombre. Puis, les
cortèges funèbres se firent plus rares, et les rues parurent désertes. Personne
ne passait plus sur la petite place : il y eut cependant deux ou trois
alertes...On voyait s'avancer, à pas légers, des rôdeurs faméliques, armés de
piques, et parfois le pistolet au poing, en quête de nourriture ou de
pillage... Ils venaient jusqu'à la grande façade, puis s'arrêtaient soudain,
horrifiés, et s'enfuyaient à toutes jambes : le bon drapier, noir comme un
nègre, le visage tout grimaçant de vers, au centre de sa famille momifiée, veillait
fidèlement sur la communauté.
Cette vie dura près d'un mois, mais, quoiqu'ils
fussent en sécurité, le caractère des reclus s'assombrissait chaque jour. Le
son lugubre des glas, qui ne s'arrêtaient qu'au coucher du soleil, les
assiégeait, et l'obligation de parler à voix basse leur donnait un sentiment de
culpabilité. Les enfants, privés de bruit, perdaient l'appétit, et les mères se
lamentaient. Les vieux, qui craignent tant la mort, furent les premiers à
déraisonner. Mamette Pigeon, qui avait plus de quatre-vingts ans, disparut un
jour ; on la retrouva cachée sous un lit, et elle refusa de sortir de cet abri.
Comme on essayait de l'en tirer, elle poussa des cris si terribles qu'il fallut
y renoncer, et sa fille dut lui porter deux fois par jour sa nourriture dans sa
ridicule cachette, où elle vécut à plat ventre dans ses excréments. Le papet de
Romuald, qui pourtant avait toujours eu beaucoup de sens, se mit un jour à
marcher à quatre pattes, en aboyant de temps à autre ; il expliqua à Maître
Pancrace que la peste ne frappait jamais les animaux, et que tout le monde n'avait
qu'à faire comme lui. Pancrace, qui le jugea incurable, l'approuva hautement,
mais lui demanda d'aboyer moins fort, ce qu'il accepta de bonne grâce.
D'autre part, l'ennui et la peur commencèrent
bientôt à dérégler les moeurs de ces bonnes gens, et il y eut un grand nombre
d'adultères, dont personne d'ailleurs ne sembla se soucier beaucoup, sauf le
boucher Romuald, qui enrageait d'être cocu, mais que Pancrace consola par des
considérations philosophiques d'une si grande beauté que le boucher, ayant fait
cadeau de sa femme au boulanger, se mit en ménage avec la petite servante de
l'épicier. Elle en fut bien aise, car elle craignait, depuis le début de la
contagion, de mourir pucelle... Ces moeurs attristèrent le vertueux notaire, et
d'autant plus cruellement qu'il en fut victime lui-même, car il se surprit un
beau soir en pleine fornication avec la femme du poissonnier, qui n'était ni
jeune ni belle, mais captive et entreprenante. Maître Pancrace le consola, en
lui expliquant que la crainte de la mort exaltait toujours le sens génésique,
comme si un être qui se croit perdu faisait un grand effort pour la
reproduction de sa personne, afin de triompher de la mort...
Le soir du quarantième jour, tandis que tout le
monde prenait le frais dans les jardins avant le dîner, on entendit soudain une
galopade dégringolante dans l'escalier, et le guetteur parut sur la porte, le
visage illuminé. C'était le fils Bignon ...
- Victoire
! s'écria-t-il. La peste est finie !
Tous se levèrent d'un seul coup.
- Qu'en
sais-tu ? dit Maître Pancrace.
- Ils font
des feux de joie ! dit le fils Bignon ...
Le plus grand est sur le Vieux-Port, et on voit
autour des ombres qui dansent ! Plusieurs femmes se mirent à danser, en
poussant des cris de joie.
- Paix !
dit Pancrace, et attendez un peu avant de vous réjouir. Il faut d'abord aller
voir ça ! Il s'élança vers l'escalier, où le capitaine l'avait déjà précédé. Comme
il n'était déjà plus dans le grenier, et que la vitre du toit était ouverte en
haut de l'échelle, il grimpa lestement, jusqu'à ce que sa tête dépassât du
toit, à côté des bottes du capitaine. Il vit, sur la grande tache noire de la
ville, des points qui rougeoyaient dans la nuit comme des braises. Plus près,
sur le Vieux-Port, un bouquet de flammes dansait.
Le capitaine avait allongé sa lunette, qu'il
régla plusieurs fois ... Maître Pancrace frappa sur sa botte :
- Que
voyez-vous ?
- Je vois
un grand feu, dit le capitaine. Et devant ce feu, je vois des ombres, qui
lancent d'autres ombres dans les flammes.
- J'en
étais sûr, dit Pancrace, ce sont des bûchers ... on brûle les cadavres, parce
qu'on n'a plus le temps de les enterrer... Ils redescendirent, pensifs,
l'escalier où presque tous les hommes les attendaient sur les marches.
Le lendemain, au petit jour, on entendit frapper
à la porte de dame Nicole. D'abord discrètement, puis avec force, puis
brutalement... Beaucoup sautèrent de leur lit et coururent aux fenêtres
fermées, sans oser pourtant les ouvrir : ils essayaient de voir par les fentes.
Cependant, une voix criait :
-
Ouvrez-moi ! C'est moi, c'est Norbert !
On reconnut alors la voix du clerc que l'on
croyait mort.
Mais un grand silence lui répondit. Alors il se
mit à hurler :
- Je sais
que vous êtes cachés derrière les volets ! Ouvrez ou j'enfonce la porte !
Maître Pancrace entrebâilla une fenêtre, tout
juste au-dessus de ce forcené.
- Pour
l'amour de Dieu, lui dit-il, ne criez pas comme ça et ne faites pas tant de
bruit !
- Pour
l'amour de Dieu, dit le clerc, laissez-moi prendre mes affaires ou
lancez-les-moi par la fenêtre ! Je quitte la ville, et je vous conseille d'en
faire autant : d'ici trois jours ils vont venir brûler tout le quartier !
- Que
dites-vous ? s'écria Pancrace, qui devint blanc comme un navet.
-
Ouvrez-moi et je vous dirai tout, répondit le clerc , et je vous sauverai
peut-être la vie...
- Vous
êtes donc venu dans une bonne intention, dit Pancrace. Mais vous nous apportez
certainement la peste !
- La
peste, je l'ai eue, et par un miracle je m'en suis tiré. Vous savez bien qu'on
ne peut pas l'avoir deux fois !
- S'il en
est ainsi, vous ne l'aurez plus : mais vos vêtements sont sans aucun doute
imbibés d'insectes extrêmement subtils, qui apporteront le venin à tous vos
amis.
- C'est
sans doute vrai, dit le clerc, parce que depuis deux mois, sous prétexte que je
ne risque plus rien, ils m'ont obligé à ramasser des centaines de cadavres qui
pourrissaient sur les trottoirs. Alors, que faut-il que je fasse ?
-
Premièrement, dit le docteur, vous allez vous mettre tout nu et vous jetterez
toutes vos hardes par-dessus le parapet. Ensuite, je vais vous passer du savon,
et vous vous laverez du haut en bas et surtout les cheveux. Ensuite, je vais
vous faire descendre un gros flacon de vinaigre, et vous en frotterez votre
corps pendant une heure, et vous en baignerez vos ongles des pieds et des mains
... Enfin, je vous lancerai un paquet de hardes saines, et vous pourrez entrer
ici sans le moindre danger.
- Soit,
dit le clerc.
Et il commença à se déshabiller. Pendant toute
l'opération, qui dura près d'une heure, il y eut beaucoup de dames et de
demoiselles derrière les volets fermés, car il était assez joli garçon et la
peste, en l'amincissant, avait confirmé son élégance naturelle.
Sur la place déserte, près de la fontaine, il
récura tout son corps avec une grande application. Quand il fut prêt, Pancrace
alla lui ouvrir une porte en pressant contre son propre nez un tampon de linge
imbibé de vinaigre, et le conduisit jusqu'à son cabinet. Leur conversation dura
plus d'une heure. Les hommes attendaient dans les jardins, sans dire un mot.
Ils se promenaient, la tête basse, les mains dans les poches. Les femmes
parlaient à mi-voix, par petits groupes, dans les coins, D'autres étaient
rangées autour de la vieille Aliette, qui essayait d'écouter à la porte du
docteur. Elle n'entendit rien de compréhensible, mais quand Pancrace ouvrit la
porte, elle tomba entre ses jambes. Et comme il dit : " La peste soit de
la curieuse ", elle s'enfuit épouvantée, en oubliant de respirer.
En silence, les deux hommes allèrent jusqu'au
milieu du grand jardin, et le clerc monta sur le couvercle du puits.Tout le
monde vint se ranger en demi-cercle autour de lui, tandis que Pancrace et le
notaire s'étaient assis sur la margelle. Alors, il parla.
- Mes
amis, dit-il, j'ai le grand chagrin de vous dire que c'est Maître Pancrace qui
avait raison, et que cette ville est perdue. Grâce à la lorgnette du capitaine,
je sais que vous en avez une idée. Mais cette idée est bien petite, et presque
charmante à côté de la réalité. La réalité, c'est qu'on jette les cadavres par
les fenêtres, et que les trottoirs en sont encombrés. Tous les gens qui
pouvaient le faire sont partis pour les terroirs des environs, mais il reste
encore une grande quantité de peuple, qui diminue chaque jour d'au moins un
vingtième. On n'enterre plus les morts, on les brûle, mais on n'arrive pas à
les brûler tous, malgré l'aide de plus de cent galériens, qu'il faut renouveler
presque entièrement chaque semaine, parce que leur condamnation ne les a pas
mis à l'abri de cette effroyable contagion. Ici, vous êtes peut-être en sûreté,
mais vous n'y serez pas longtemps.
- Pourquoi
? demanda brusquement le notaire.
- Parce
que les édiles ont décidé de brûler les maisons des pestiférés et même des
quartiers entiers... Avant-hier ils ont brûlé la Tourette. Hier, plus de trente
maisons à la place de Lenche, et j'ai entendu dire qu'aujourd'hui ils
attaqueraient la Plaine Saint-Michel, où la contagion a fait des ravages
terribles !
- C'est à
deux pas d'ici ! dit le capitaine.
- Eh oui,
dit le clerc, Et de plus, j'ai entendu parler de notre placette. D'après un
rapport de police, on nous croit tous morts, et je pense que dans deux ou trois
jours, vous verrez arriver les fagots et les torches.
- Alors,
dit le notaire, nous nous montrerons, et ils ne brûleront rien du tout.
- C'est
exact, dit le clerc. Ils n'auront pas la cruauté de brûler des gens en bonne
santé. Mais d'abord, on vous volera toutes vos provisions car la disette arrive
tout près de la famine, et les autorités confisquent toutes les réserves.
Ensuite, on obligera les hommes à travailler avec les forçats, pour enterrer
des milliers de cadavres pourris. Vous aurez un croc, une cagoule, des gants,
et pour vous réconforter, on vous appellera " corbeaux " ; il est
vrai qu'au bout de huit jours vous n'aurez plus aucun souci, car vous aurez
vous-mêmes fondu en pustules et bubons, et les chiens errants se disputeront
vos restes : voilà le sort qui vous attend si vous avez la sottise de rester
ici.
Il n'avait pas fini de parler que les femmes
pleuraient déjà, en serrant les enfants dans leurs bras ; les hommes restaient
immobiles, aussi impuissants que des pierres, et les vieux se regardaient entre
eux d'un air stupide. Ce fut le capitaine qui parla le premier.
- Ce jeune
homme a raison, dit-il. Il n'y a qu'à foutre le camp.
- C'est ce
que nous aurions dû faire dès le premier jour, dit le notaire... J'aurais pu me
retirer dans ma petite maison d'Aix ...
- La peste
y est déjà, dit le clerc. Il a fallu fermer les écoles, les tribunaux, et les
églises...
- Alors,
dit le capitaine, il n'y a qu'un moyen : trouver un bateau et partir pour la
Corse.
- Mon cher
capitaine, dit Pancrace, ce serait la solution idéale. Mais où voulez-vous
trouver un bateau ?
Le capitaine fit un geste vague, secoua la tête
et se tut. Garin le Jeune, le boulanger, le boucher firent tour à tour des
propositions déraisonnables, comme il arrive dans les cas désespérés... Maître
Pancrace, qui ne perdait jamais son sang-froid, réfléchissait.
- Le plus
simple, dit-il, est de partir vers les collines. Nous irons d'abord au village
d'Allauch, où j'ai un parent ... Si le fléau est déjà parvenu jusque-là, nous
pousserons encore plus loin ... J'ai peur, en vérité, que les villages ne
soient déjà contaminés... Il nous restera les collines. Nous trouverons
peut-être un abri dans quelque grotte, au flanc d'un ravin solitaire, où nul ne
viendra nous chercher.
- Mais que
mangerons-nous ? dit le clerc.
- Nous
avons encore d'importantes réserves. De plus, il nous reste quatre chevaux et
deux mules...
- Ces
bêtes sont bien maigres, dit le boucher.
- Il ne
s'agit pas encore de les manger, mais de les atteler à nos charrettes et
voitures, pour transporter nos provisions. Nous allons leur donner tout le foin
qui nous reste, et notre dernier sac d'avoine. Dans la journée, nous
préparerons notre chargement, et vers la minuit, nous partirons.
- Comme
vous y allez ! dit le clerc. Vous croyez qu'on peut s'en aller comme ça ?
D'abord, quand on verra passer vos charrettes chargées, vous serez
immédiatement attaqués par des bandes armées qui parcourent la ville à la
recherche de n'importe quelles nourritures, et qui pillent les caves des
maisons pestiférées.
- A minuit
? dit le notaire.
- Surtout
la nuit, dit le clerc.
- Nous
avons vingt-trois fusils, dit Maître Garin ; trente pistolets et plus de cent
livres de poudre.
- Au
premier coup de fusil, d'autres bandes de pillards accourront en renfort. Et
d'autre part, il y a des gardes à chaque sortie de la ville, afin que la
contagion ne se répande pas dans tout le pays ...
- Mais
alors, que faire ? s'écria l'épicier, que la peur rendait hagard.
- Sortir
les uns après les autres, dit le clerc, en emportant quelques nourritures bien
cachées sous nos habits ; et filer chacun pour soi.
- Et les
femmes ? dit Pancrace.
- Et les
enfants ? dit violemment Maître Passacaille. Vous voulez abandonner les enfants
?
Les femmes murmuraient. Le clerc ouvrit ses bras,
ferma les yeux, haussa les épaules, mais ne dit rien d'autre. Il y eut un très
long silence, que Maître Pancrace rompit, pour dire :
- Venez
dans mon cabinet.
Il entraîna le notaire, le clerc, l'armurier et
le capitaine. Dès qu'ils furent partis, les femmes commencèrent à dire que ce
clerc avait toujours voulu faire l'intéressant, qu'il n'avait sûrement pas eu
la peste, et qu'il venait sans doute de passer deux mois chez quelque vieille
maîtresse qui avait fini par le mettre à la porte. On l'accusait d'avoir
toujours fait des farces, et d'avoir un mauvais fond. En conclusion, plusieurs
déclarèrent qu'il n'y avait aucune raison de fuir, et que le plus sage était
d'attendre, comme on avait fait jusque-là. Les hommes commençaient à être de
leur avis, lorsque Pampette, le poissonnier, qui était de garde sous le toit,
parut sur une porte.
- Il y a,
dit-il, un grand incendie dans le quartier de la Plaine Saint-Michel ...
Tous frémirent, car le clerc l'avait annoncé. Les
femmes recommencèrent à pleurer, et les hommes s'avançaient vers la porte de
Maître Pancrace, lorsque celui-ci parut sur la marche. Pampette lui fit son
rapport.
- Notre
ami, dit Pancrace, nous l'avait annoncé et le sort qui nous est réservé n'est
plus douteux : mais rien n'est perdu. Écoutez-moi bien, et obéissez-moi sans
discussion, en toute confiance ... Nous
allons commencer tout de suite à charger nos voitures, et nous tendrons des
bâches sur nos provisions. Sur ces bâches, des hommes, des femmes et des
enfants s'étendront, à demi nus, pour représenter des cadavres pestiférés : je
me charge de leur donner une apparence épouvantable. D'autres, sous des
cagoules, porteront des torches, et chanteront les psaumes du Miserere, tout en
secouant les clochettes de la mort. Je suis sûr que notre cortège, au lieu
d'attirer les pillards, va les mettre en fuite. En ce qui concerne les soldats
qui veillent aux barrières, je ne les crains pas, et je vous promets que nous
passerons sans aucune difficulté, si chacun joue le rôle que je lui donnerai. Préparez
tout de suite le chargement des voitures, et surtout que les femmes n'essaient
pas de nous encombrer avec des meubles de famille ou des souvenirs d'enfance,
ou d'inutiles babioles qu'elles tiennent, presque toujours, pour l'essentiel :
je vérifierai les chargements, et je n'accepterai rien que d'indispensable.
Allez !
Les préparatifs du départ durèrent toute la
journée. On graissa les roues, on soigna les bêtes, on entassa, sur les
charrettes, les sacs de nourriture, les tonneaux de vin, les fusils, la poudre,
le plomb et les étoffes. Puis Maître Pancrace fit forcer les caves du pauvre
drapier.
- A cette
heure, dit-il, il n' a plus besoin de sa marchandise, tandis qu'elle nous sera
d'un grand secours.
Il installa ensuite, dans sa propre salle à
manger, un grand atelier de couture, avec une quinzaine de femmes, choisies
parmi les plus habiles : elles commencèrent par confectionner une bonne
vingtaine de cagoules noires, puis de longues blouses, puis des moufles,
c'est-à-dire des gants qui n'avaient que le pouce. Enfin, penchées sur une
gravure que leur donna Maître Pancrace, elles entreprirent, sous la direction
du notaire, la confection de quatre uniformes de militaires, ou plutôt de
quelque chose qui y ressemblait, sur les mesures de Garin le Jeune, de Bignon,
de Pampette et du boulanger, et la soutane du clerc.
Cependant, Pancrace, qui avait disparu, revint au
bout d'une heure : mais son entrée dans l'atelier fit pousser des cris aux
femmes, et Maître Passacaille lui-même en fut stupéfait. En effet, le
personnage qui parut était vêtu d'un grand uniforme d'officier. Son justaucorps
bleu d'azur, sa culotte de peau blanche, ses bottes de cuir rouge à l'éperon
d'argent, son épée à la garde d'or ciselé, son manteau blanc doublé de drap
d'or et garni de vair formaient un ensemble d'un si grand luxe que les
couturières, qui s'étaient levées, n'osaient plus s'asseoir.
- Est-ce
bien vous ? demanda le notaire.
- Hélas
non, dit Maître Pancrace : mais c'est pourtant le personnage que je fus.
- C'est là
un uniforme de capitaine des gardes du Roy !
- Oui, dit
Maître Pancrace, mais il y a une petite différence : le col de mon justaucorps
est de velours jaune, ce qui indique que j'étais le chirurgien en chef de cette
illustre Compagnie, avec le grade de capitaine...
Il y eut un murmure d'admiration, et le docteur
ajouta, à voix basse :
- J'ai
même eu l'honneur, pendant la campagne de Hollande (il ôta son chapeau à
plumes) de soigner l'auguste santé de Sa Majesté le Roy.
Une petite larme perla au coin de son oeil, et le
notaire se découvrit à son tour.
- Sa
Majesté, dit le docteur avec émotion, était incommodée par des vents
continuels, et dont la violence effrayait son cheval : je réussis à les
dompter, et depuis ce jour-là, je restai attaché à son Auguste Personne
jusqu'au triste jour de sa mort.
Après un silence, Pancrace changea de ton, et dit
brusquement :
- Reprenez
vos ouvrages, je vous prie, et occupez-vous de la vareuse du capitaine, qu'il
faut honorer de deux galons d'argent ...
Après un déjeuner rapide, les travaux furent
repris en grande hâte, car on voyait dans le ciel, à peu de distance, d'énormes
volutes de fumée, et des cendres légères commençaient à blanchir l'herbe des
jardins. Il n'y avait encore aucun danger véritable, mais l'odeur de l'incendie
prouvait l'urgence de la fuite.
Cependant, Pancrace et Maître Passacaille
s'étaient retirés dans l'étude du notaire, où ils faisaient d'ordinaire leur
partie d'échecs. Mais ce jour-là, ils ne touchèrent pas aux tours d'ivoire que
portaient de petits éléphants. Maître Passacaille commença par tailler, avec beaucoup
de soin, deux plumes d'oie ; puis il ajouta une pincée de suie raffinée à son
encre. Enfin, il arracha d'un registre une belle page de papier notarial, et se
mit à recopier, de sa belle écriture moulée, quelques lignes dont Pancrace avait
composé le modèle : c' était un laissez-passer en bonne forme, pour le
commandant de la barrière de la Rose. Il en sécha l'encre avec une pincée de
poudre d'or, qu'il fit rouler d'un bout à l'autre de la feuille. Enfin, prenant
dans l'un de ses cartons un acte de vente que l'échevin Moustier était venu
signer dans son étude, il en copia la signature avec une aisance si grande et
une exactitude si parfaite que Pancrace s'écria :
- Quelle
merveille . C'est à croire que vous avez fait ça tous les jours de votre vie.
- Non, dit
modestement le notaire. Pas tous les jours, mais chaque emploi a ses
nécessités...
Il exécutait fort bien celles du sien, car il
sortit bientôt un sceau de plomb, aux armes de la Ville de Marseille, et
l'imprima bellement au bas de la page, sur une pastille rouge de cire chaude
d'où sortait un ruban bleu. Alors, il contempla son ouvrage, se frotta vivement
les mains, et déclara.
- Celui-ci
est particulièrement réussi, et Monsieur l' échevin Moustier lui-même n'
oserait pas jurer que c'est un faux...
Il roula le précieux papier, le lia d'un ruban
bleu plus large que le premier, et le remit à Pancrace.
-
Maintenant, dit celui-ci, nous allons certainement prendre plaisir à la
fabrication de faux pestiférés.
Ils descendirent dans son cabinet : là, le clerc
et l'épicier avaient préparé, sur son ordre, toutes sortes d'ingrédients dans
une bonne douzaine d'assiettes. Il y avait du bouchon brûlé, de la colle, de la
confiture, du miel, de la cire, de la poudre de safran, du plâtre, de la suie,
de l'étoupe, et toutes sortes de pâtes colorées. Avec ces ingrédients, Maître
Pancrace arrangea artistement une quarantaine de visages et de corps et prouva
que s'il ne savait pas guérir les bubons il savait du moins en faire
d'admirables. Ce fut si bien réussi que ces malheureux se faisaient peur entre
eux, et que quand les deux premiers reparurent dans les jardins, plusieurs
femmes s'évanouirent, tandis que Papet, toujours à quatre pattes, aboyait
plaintivement. Quand les pestiférés furent prêts, on s'occupa des pénitents :
ils revêtirent la blouse, la cagoule, et les gants, puis on leur distribua des
clochettes, arrachées aux portes d'entrée. Enfin, on alluma, pendant quelques
minutes, les torches résineuses empruntées aux pins des jardins. La nuit tombait,
rougeoyante, vers la Plaine Saint-Michel, et les fugitifs firent leur dernier
repas en silence, dans la grande écurie bien fermée, à cause de l'âcreté de la
fumée qui descendait, plus épaisse, sur les jardins. Les faux pestiférés
n'étaient pas trop à leur aise, car leurs enduits séchés leur tiraient la peau
du visage ; et à cause du mouvement de leurs mâchoires des bubons tombaient à
chaque instant dans la soupe.
Le repas fut très court. Beaucoup de femmes
pleuraient à l'idée de quitter leur maison et leurs meubles : elles auraient
voulu tout emporter, et le docteur, en contrôlant le chargement des véhicules,
avait fait rejeter un chat, deux grands portraits de vieillards et cinq poupées
d'une vieille bigote qui n'avait jamais eu d'enfants. Comme elle se lamentait à
voix haute, quelques paroles d'amitié et une claque sur le museau consolèrent
la sanglotante . Après le dîner, on entendit ronfler l'incendie, qui était
pourtant encore assez loin. Maître Pancrace, avec un calme parfait, compléta la
mise en scène. Les charrettes furent alignées en face de la porte charretière, et
les pestiférés prirent place sur les bâches.
Pancrace, bravant la pudeur, en voulut
quelques-uns absolument nus ; puis il disposa quelques jambes pendantes,
convenablement noircies, deux ou trois bras ensanglantés de grumeleuses
confitures, qui retombaient au bord des ridelles, et il déforma quelques
visages, bossués par des croûtons placés entre la joue et la gencive ; et au
sommet de chaque bosse, il traça un gros point rouge cerné de noir . Enfin,
dans plusieurs narines, il enfonça de la pulpe d'olives noires, qui semblait en
avoir coulé. On trempa les cagoules dans un vinaigre, on alluma les torches, on
ouvrit sans bruit les battants de la porte. Alors, Pancrace, dans son bel
uniforme, monta dans sa petite voiture, dont le vieux Guillou tenait les rênes
; et il prit la tête du cortège, qui se mit en marche sans bruit. A deux pas
derrière lui, le capitaine galonné, sa longue-vue en bandoulière. Puis, quatre
soldats, le mousquet sur l'épaule. Enfin, un prêtre - qui n'était autre que le
clerc ; s'avançait, un livre ouvert à la main, précédant les charrettes, qui
roulaient lentement entre deux haies de pénitents, qui portaient les torches
allumées.
Comme on ne voyait personne, la procession
s'avança d'abord en silence, et descendit jusqu'au boulevard qui était la route
de la liberté ; mais au moment d'y pénétrer, Maître Pancrace se retourna, et
leva le bras. Les clochettes tintèrent lugubrement, et la psalmodie monta
sourdement des cagoules ...
Le clerc n'avait pas menti. La ville paraissait
abandonnée, et les quinquets qui d'ordinaire éclairaient les rues n'avaient pas
été allumés. Mais à la lueur de leurs torches, ils distinguèrent bientôt
quelques cadavres étendus sur le trottoir, dans le ruisseau ou recroquevillés
sous les porches, dans des postures étranges ... Ils virent aussi des pillards
: mais au passage du cortège, leurs silhouettes entrevues disparaissaient en
courant dans la nuit. Ils marchèrent ainsi plus d'une heure, dans la longue rue
bordée de platanes, dont les pavés inégaux faisaient tressauter les charrettes.
Comme tous fuyaient à leur approche, et que la ville semblait déserte, leur
inquiétude première s'était transformée en un sentiment de sécurité, et les
faux pestiférés, sur les charrettes, commencèrent à échanger des plaisanteries
à voix basse, et à pinçoter les plus jeunes pestiférées, qui n'étouffaient qu'à
grand-peine des éclats de rire charmants. En arrivant à Château-Gombert, où
Pancrace pensait qu'on allait trouver le poste de garde, il envoya le capitaine
pour rétablir l'ordre dans le convoi, et réduire les morts au silence. Bien lui
en prit, car il vit, au détour de la route, quatre lanternes allumées, tandis
que brillait le fenestron d'un petit bâtiment de planches. Deux soldats
s'avancèrent, le fusil à la main.
- Halte !
Pancrace s'arrêta, et se tournant vers le convoi,
il cria à son tour :
- Halte !
Puis, s'avançant vers les soldats, il demanda
brusquement :
- Où est
votre officier ?
- Il dort,
dit le soldat, Et nous n'avons pas besoin de lui pour vous interdire le
passage.
Personne ne doit sortir, sous peine de mort.
- Il dort
! cria Pancrace avec une grande indignation. Quand toute une ville agonise,
quand la contagion menace la France entière, il dort ?
Les soldats, surpris, n'osèrent répondre, mais
l'un d'eux, levant sa lanterne, fit deux pas vers le docteur. Il découvrit
alors les détails du rutilant uniforme, que la nuit embellissait ; se tournant
vers les deux autres, il cria :
-
Présentez armes !
Ce qu'ils firent aussitôt.
- S'il
dort, s'écria Pancrace, nous allons le réveiller . Conduisez-moi près de lui.
Mais ils n'eurent pas besoin d'entrer dans la
cabane, car le dormeur, éveillé par les commandements, venait vers eux, tout en
remettant en hâte sa tunique. un autre lanternier était venu à ses côtés. Dès
qu'il vit Pancrace, il s'immobilisa selon le règlement. Comme il ne portait
qu'un galon, le docteur lui parla de très haut.
-
Lieutenant, dit-il, je suis fâché de constater qu'un homme qui a de si grandes
responsabilités se réfugie dans le sommeil.
- Monsieur
l'officier, répondit l'autre, assez embarrassé, suis de garde ici depuis quatre
jours, et la résistance humaine a des limites. D'autre part, quand par hasard
je cligne un oeil, l'enseigne que voici me remplace.
Et il montrait une silhouette qui s'avançait dans
l'ombre.
-
Enseigne, dit sévèrement Pancrace, où étiez-vous donc ?
- Monsieur
l'officier, répondit l'enseigne, la nature a non seulement des limites, mais
elle a aussi des besoins.
Alors, Pancrace esquissa un sourire, et dit : -
Bien répondu. Puis, sur un ton dégagé, il dit :
-
Messieurs, venez avec moi, car il n' est pas nécessaire que vos hommes
entendent ce que j'ai à vous dire. Sur quoi, il se dirigea d'un pas décidé vers
la baraque dont il referma la porte avec soin. Une chandelle brûlait sur la
table de bois blanc, près d'un grabat.
-
Messieurs, dit-il, la mission dont je suis chargé doit rester secrète, afin de
ne pas affoler la population. La peste qui dévaste Marseille n'est encore que
la forme la moins dangereuse de cette maladie : mais les chirurgiens viennent
de constater une centaine de cas de peste noire. Si cette forme du fléau se
propage, c'en est fait de notre ville, et peut-être de notre pays. Je suis
chargé, avec les galériens qui m'accompagnent sous ces cagoules, d'aller
ensevelir ces terribles cadavres en les jetant dans l'ancienne mine de charbon
qui se trouve près d'Allauch.
- Pourquoi
ne les a-t-on pas brûlés ? demanda l'enseigne.
- Parce
que, selon les chirurgiens, les vapeurs qui s'en dégageraient, avant qu'ils ne
fussent réduits en cendres, suffiraient à contaminer toute la ville. Il sortit
alors de son justaucorps un rouleau de papiers qu'il déplia soigneusement sur
la table.
- Voici
les ordres, dit-il. Je vous les laisse, car ils vous sont adressés par le
commandant, dont l'autorité fait merveille, et qui est d'ailleurs mon vieil
ami. La chandelle éclaira les cachets, les sceaux, les signatures, et la belle
écriture notariale de Maître Passacaille. Pendant que les deux officiers
regardaient avec respect le laissez-passer, Maître Pancrace ajouta :
- Je ne
crains qu'une chose : c'est que mon cher Andrault Langeron, notre bailli, qui
se dévoue jusque dans les hôpitaux, ne succombe lui-même à la contagion. Ce
serait une grande perte pour notre ville, et pour le royaume.
Il sortit, et le lieutenant fit en grande hâte
ouvrir la barrière. Puis il cria à ses hommes :
-
Éloignez-vous de ces chariots, si vous faites cas de votre vie.
Le cortège se mit en marche, sous les yeux des
deux officiers.
- Je me
permettrai de regretter, dit le lieutenant, qu'un officier de votre rang soit
exposé à un si grand risque.
- C'est
bien aimable à vous, dit Pancrace. Mais en de pareilles circonstances, le
risque doit être égal pour tous. Il leur offrit une prise de tabac, et remonta
dans sa voiture, tandis que six soldats lui présentaient les armes, et que les
officiers qui avaient tiré leurs épées lui rendaient les honneurs. Alors, il
remonta dans sa voiture, salua largement les officiers, et le cortège se remit
en marche dans la nuit, tandis que les gardes de la barrière, effrayés par la
peste noire, couraient au tonneau de vinaigre.
Dès qu'ils furent hors de la vue des soldats,
pancrace fit taire les clochettes et les psaumes, puis fit éteindre les
torches. Sur la route déserte, la lueur des étoiles les éclairait assez. Enfin,
il donna l'ordre de hâter le pas, par crainte d'une poursuite, au cas où les
officiers en viendraient à concevoir des doutes sur la valeur du
laissez-passer. Ils marchèrent ainsi pendant deux heures, et l'aube enfin se
leva sur la réussite de l'expédition.
A droite de la route s'étendait une grande forêt
de pins mêlés d'yeuses ; lorsqu'un chemin de bûcherons se présenta, Pancrace y
fit entrer son cheval, et tout le cortège suivit sous le couvert. Ils
atteignirent bientôt une grande clairière, couverte d'une herbe drue, et toute
fleurie de coquelicots. Pancrace arrêta son cheval, mit pied à terre et cria
" Halte ! "
Alors, les pénitents ôtèrent leurs gants et leurs
cagoules, tandis que les pestiférés bondissaient sur la route et que les femmes
soulevaient les bâches. Tous riaient de joie, comme des enfants, et ils se
lançaient leurs bubons, tandis que les chevaux broutaient avidement malgré leur
mors. On entendit soudain un appel : c'était le petit mercier, qui s'était
enfoncé sous le bois ; il avait trouvé une mare, et tous coururent s'y laver.
Assis sur une grosse pierre~ Maître Pancrace
avait tendu ses bottes à Guillou, qui le déchaussa et frictionna ses orteils
meurtris, Cependant la vieille Aliette préparait pour son maître ses vêtements
habituels. Auprès de lui, le notaire et Garin s'étaient assis dans l'herbe.
- Mes
amis, dit Pancrace, nous avons réussi la première moitié de notre affaire.
Cependant, ces gentils officiers risquent fort d'être détrompés par le premier
inspecteur qui passera : c'est pourquoi je quitte ce costume trop aisément
reconnaissable. Déshabillez aussitôt les soldats, et cachez dans un ballot ces
costumes qui nous dénonceraient. Nous sommes maintenant à une demi-lieue
d'Allauch ; regardez, à travers les arbres, cette batterie de moulins à vent
qui couronne la colline... Son existence vous prouve que le mistral y souffle
généreusement. Il fait ainsi la prospérité de ce bourg : il en fait aussi la
salubrité. Je suis persuadé que la contagion n'y est pas venue, et qu'elle n'y
viendra jamais. Nous allons donc demander asile à ses habitants.
- Je
crains bien, dit le notaire, qu'ils ne refusent de nous accueillir.
- Si nous
leur proposons de faire une quarantaine dans la forêt, dit le capitaine, ils
n'auront plus de raison de nous craindre.
-
D'ailleurs, dit Pancrace, j'ai là-haut un grand ami, qui est meunier. Il
s'appelle Léonard Gondran, et c'est mon frère de lait. Ce doit être un homme
assez important dans son village, et je suis sûr qu'il parlera pour nous.
Les pestiférés revenaient de la mare, tout
propres et guillerets, et ils réclamaient quelque chose à manger. Ils avaient
tous grand appétit. Le petit mercier se mit à jouer de la flûte, et pour
dégourdir leurs jambes ankylosées, les pestiférés mangèrent en dansant dans les
coquelicots.
Les femmes avaient fait bouillir des pommes de
terre, on avait ouvert un petit baril d'anchois, un estagnon d'huile, et deux
grands bocaux de confitures, qu'ils étalèrent sur du biscuit de mer. Ils
mangèrent de grand appétit, tandis que le soleil soulevait doucement les nuages
qui s'appuyaient sur l'horizon. Dès qu'il fut sorti, la troupe entière se leva.
Le notaire, debout sur une grosse pierre, remercia solennellement le ciel, puis
ils se remirent en marche, en bavardant comme des promeneurs du dimanche.
Cependant, dans cette campagne verte et fraîche, Pancrace se disait que malgré
l'heure matinale on aurait dû voir quelques paysans à l'ouvrage, et qu'on
aurait eu profit à les interroger. Mais ils ne virent personne, et le médecin
commença à craindre que la peste ne fût installée dans les environs. Il se
trompait. Ce n'était pas la peste qui avait chassé les paysans : C'était la
peur. Ils marchèrent plus d'une heure, et virent enfin, au bout d'une colline,
une batterie de moulins à vent.
- Voilà
Allauch ! dit le docteur. Nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre,
et souriez. Au bout de quelques minutes, on distingua un groupe d'hommes qui,
du haut d'une éminence, regardaient venir les arrivants.
Le capitaine développa sa lorgnette, les visa un
instant, et dit :
- Ils ont
des fusils.
- A la
vérité, je le craignais un peu, dit le docteur. Mais il s'agit de les rassurer.
Si nous avançons en chantant, ils n'auront pas
peur de nous. Il entonna aussitôt un joyeux Noël de Provence, et toute la
troupe donna de la voix, tandis que le clerc, marchant à reculons, battait la
mesure. Le groupe d'hommes ne bougeait pas, mais tout à coup, une voix forte
retentit.
- Halte !
A vingt pas devant les chanteurs, un homme sortit
de la haie. Le cortège s'était arrêté, et le docteur s'avança vers lui.
- Restez à
dix pas, dit l'homme. Où allez-vous ?
- Nous
allons à Allauch, dit Pancrace.
- Et d'où
venez-vous ?
- Nous
venons de la banlieue de Marseille, dit le docteur.
- Alors,
dit l'homme, vous nous apportez la peste. Nous ne pouvons pas vous recevoir.
- Nous ne
sommes pas contaminés, dit Pancrace. Nous étions dans un quartier parfaitement
sain. Je suis médecin, et je puis vous dire ...
- Tout ce
que vous pourrez me dire n'a aucune importance, Tout ce qui vient de Marseille
est pourri. On ne peut pas vous recevoir. Et n'essayez pas d'avancer. A partir
de ce gros olivier, on vous tirera des coups de fusil.
Maître Garin fit un pas en avant, et dit :
- Nous
aussi, nous avons des fusils.
- Je le
vois bien, dit l'homme. Mais si nos guetteurs sonnent du clairon, vous verrez
arriver cinq cents hommes, et on vous tuera j'usqu'au dernier. Il n'y a rien à
faire. C'est peut-être cruel, mais c'est la peste qui est cruelle ; nous avons
un millier de femmes et d'enfants.
- Je vous comprends, dit le docteur. Mais nous
pourrions camper dans l'un de ces champs, sous votre surveillance, et si au
bout d'une semaine aucun de nous ne donne le moindre signe de maladie ...
- Ce n'est pas possible, dit l'homme. Si nous
vous laissons camper, dans quinze jours il y en aura des centaines, parce qu'il
s'en présente à chaque instant ... Vous n'avez qu'à faire demi-tour.
- Soit,
dit le docteur. Mais avant de repartir je voudrais bien parler à mon frère de
lait qui s'appelle Léonard Gondran. Est-ce possible ?
- Ah ?
Vous êtes le frère de lait de Gondran, celui des moulins ?
- Oui, dit
le docteur. Faites-lui dire, je vous prie, que le marquis de Malaussène a
besoin de lui. Le gardien ôta son bonnet, et dit :
- J'y vais
tout de suite, Monsieur le marquis. Et il s'éloigna au pas de course.
Tous furent bien surpris d'apprendre que le
médecin était un noble, et d'une des plus vieilles familles de Provence.
- Comment.
dit le notaire. Vous êtes le marquis de Malaussène, qui fut longtemps le
médecin du Roy ?
- Eh oui,
dit Pancrace. J'ai eu le grand honneur de veiller sur l'auguste santé de Sa
Majesté, notre bon roi Louis XIV et j'ai eu le grand chagrin de l'assister dans
sa dernière maladie. Sa mort me frappa si fortement que j'ai quitté la cour
après ses funérailles, pour consacrer mon activité à la science.
Les faux pestiférés se serraient autour de lui,
tout fiers d'avoir été soignés par le médecin du Grand Roi, et définitivement
rassurés sur leur avenir. Au bout d'une heure, on vit venir au loin deux mulets
chargés de bâts, accompagnés par deux hommes : le guetteur ramenait Gondran,
qui se mit à courir dès qu'il vit le marquis. C'était pourtant un vieillard
d'une cinquantaine d'années, et ses cheveux étaient tout blancs. Mais il avait
encore beaucoup de dents, et il semblait avoir gardé toute la force de sa
jeunesse.