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vendredi 28 octobre 2022

Le Banquier, le peintre et moi ou Quand l’utopie prend corps dans un Liban en crise

 

Le Banquier, le peintre et moi

ou

Quand l’utopie prend corps dans un Liban en crise

Mon téléphone grésille au fond de mon sac. Je fouille en tanguant à chaque virage. Puis silence et le téléphone reprend sa supposée valse de Liszt. C’est étrange cet interlocuteur qui insiste, comme c’est étrange qu’il ait réussi à me joindre dans ce bout de route perdu au milieu de nulle part. Entre Tarchiche et Aintoura. Zone blanche par excellence. Aucun réseau téléphonique. Aucune habitation. Un manteau neigeux 3 mois l’an.

 

J’attrape mon téléphone coincé dans le bric à bras de tous ces au-cas-où qui me suivent partout et qui ne servent à rien.

 

« Madame Hage Chahine… Vous avez gagné un tableau » … Là, cela devenait ubuesque. Au bout du fil, Jocelyne qui m’explique que c’était mon tour de garder chez moi tout un mois un tableau. J’ai ri… C’était de plus en plus ubuesque. L’utopie de mon cher Riad prenait corps. J’avais été enthousiasmée par son idée, mais cela n’était pour moi qu’une utopie. Possible ailleurs. Dans une autre vie, un autre pays, mais pas au Liban.

 

Le principe est simple. Faire tourner des œuvres d’art chez des particuliers. L’artiste confie son œuvre à la banque qui la prête aux adhérents du programme Rotating-Art de la BEMO et là c’était mon tour.

 

Je riais encore le lendemain en arrivant à la banque. Une banque fermée comme toutes les autres en guise de protestation contre les attaques et prise d’otage de ceux qui souhaitent récupérer leur dépôt pour se soigner, soigner un être cher ou tout simplement survivre dans ce pays de fous. Le parking de la banque est fermé de ses hautes grilles. Le garde me laisse entrer et avec le sourire. Normal, j’ai rendez-vous. Non pas avec mon banquier mais avec mon tableau.

 

Devant le perron de la banque mon taxi m’attend. Je porte avec soin mon tableau.  Le garde me sourit. Et avec le même sourire il explique à une dame – qui aurait pu être moi ou ma sœur – que la banque est fermée. Que le service client en ligne est à sa disposition. Que non il ne sait pas quand la banque réouvrira. Qu’il comprend. Que non la dame avec le tableau n’a pas eu accès à la banque. Elle avait juste rendez-vous avec son tableau !

 

La dame avait les cheveux blancs mais elle était jeune. Juste des cheveux blanchis avant l’heure. Elle était élégante de cette élégance intemporelle. Les vêtements de bonne qualité durent longtemps et restent beaux. Et puis on peut les faire durer longtemps même s’ils sont moins beaux.

 

Le soleil jouait dans ses cheveux. Ils semblaient irradier. Dans mes oreilles la petite voix d’une amie de maman qui me demandait la main dans ses cheveux : « le blanc me va. J’ai décidé de ne plus les teindre. » Evidemment que cela lui allait. La teinture est devenue si chère pour son portefeuille tout plat.

 

Dans mon taxi je regardais mon tableau. J’essayais de l’apprivoiser. Quelque part de me l’approprier puisque lui et moi nous allions passer 30 jours à nous connaître. A converser. Le soleil sur le Sanine semblait me sourire. Du sourire résigné mais lumineux de la dame au portail de la banque et de tous ses semblables.

 

Nous n’avons pas de tableaux chez nous. Nous avons des livres. Des photos anciennes. Des cartes postales anciennes. Mais des tableaux non. Des gravures encadrées qui dorment encore dans leurs cartons oui. Mais pas de tableaux. Et c’est à des cartes postales du début de la photographie que cette vue de Beyrouth et du Sanine m’a d’abord renvoyée.

 

 D.R.

D.R. 

 

D.R.

 

 

 

Plus tard en route vers chez moi à Zahlé, le tableau bien installé sur la plage arrière de la voiture, je me demandais comment il a été reçu ailleurs. Mes prédécesseurs ont-ils été heureux ? lui ont-ils décroché le plus beau de leurs tableaux pour le mettre lui à la place d’honneur ?

 

Mais chez nous rien n’est encore accroché aux murs. Beaucoup de nos livres, de nos archives, dorment encore dans leur carton. Leur classement est un projet pour nos soirées d’hiver quand la neige nous bloquera à nouveau ! Ne sera-t-il pas désorienté mon tableau dans cette atmosphère bohème un zeste désordonnée ?

 

Au matin le Sanine en face de moi semblait sourire. J’avais chez moi un petit bout de ce géant. Mon tableau m’offrait la face de mon enfance. Le Sanine surplombant Beyrouth face à la mer. A l’horizon mon aujourd’hui. Le Sanine ombre tutélaire du Liban qui semble veiller sur Zahlé et sur chacun de ces villages des marches du pays. Alors je me suis amusée à faire poser mon tableau devant le Sanine ou face à lui… Je lui ai présenté nos livres. Du moins ceux sortis des cartons. Et puis il a été trôner sur l’un de nos bureaux comme sur une oasis d’ordre et de sérénité….

 

 

 

 

 

 

  

Merci mon cher Riad d’avoir permis à une utopie de prendre corps. Merci à Tom Young d’avoir joué le jeu en confiance. Merci à Jocelyne pour son enthousiasme.

 

Dans quelques jours le tableau sera de nouveau mis en jeu. Il apportera alors cette étrange sérénité qui se dégage de cette vue en demi-teinte de Beyrouth voilée – de brume ou de larmes – avec la lumière du Sanine tout au fond.

 

Nevine Toutounji-Hage Chahine

13 octobre 2022

Miracle du soleil

Fatima – 13 octobre 1917

 

https://www.instagram.com/stories/rotatingart/2958480920567495457/?hl=fr

https://www.lorientlejour.com/article/1300640/pretez-empruntez-et-faites-circuler-lart-dans-vos-interieurs.html

http://www.tomyoung.com/